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Traduction Bertrand Abraham*

mars 2015 | Le Matricule des Anges n°161

Voici les noms de Tommy Wieringa

1. Laissons d’abord vibrer ce qu’il peut y avoir d’intime, de discrètement émotionnel, d’un peu troublant aussi, quand le livre à traduire vous arrive, vous advient, vous élit (pourrait-on dire ici). Même (ou surtout  ?) lorsqu’il s’agit de retrouvailles puisque j’ai traduit le premier des quatre livres de Tommy Wieringa publié en français : Tout sur Tristan.
J’avais, lors d’une mémorable soirée à Paris, fait connaissance avec l’auteur, qui m’invita ensuite à Weesp où il était alors installé dans un mobile home posé dans le vert d’une prairie batave. Et m’associa sans façons à son univers, à ses préoccupations, à son travail d’écrivain, parmi ses voisins et amis…
2. Quoi de plus simple en apparence que l’architecture de ce roman ? Deux intrigues « parallèles » (la ligne Michaïlopol-Beg – et autres personnages dans l’univers post-soviétique d’une petite république excentrée, et la ligne des immigrants-illégaux dans la steppe) étroitement soumises dans leur déroulement à l’alternance des chapitres jusqu’au moment où elles se rejoignent (preuve qu’elles n’étaient pas si parallèles que cela). Mais c’est prendre les choses à l’envers que de partir de là et il faut plutôt voir dans cette structure le reflet obligé d’un phénomène qui fonctionne à un niveau beaucoup plus enfoui et complexe et qui touche à rien de moins que la question de l’articulation du SINGULIER à l’UNIVERSEL.
Car ce roman n’est pas (qu’) un roman. Il articule des matériaux, des éléments, des discursivités foncièrement et/ou potentiellement contradictoires et incompatibles, et le miracle est qu’il réussit à les faire « roman »-cer ensemble. Ce miracle n’est pas qu’un miracle de style, de composition, il procède plutôt d’une façon de penser-dans-l’écrire ou d’écrire-dans-le-penser d’un équilibriste qui fabriquerait son fil au fur et à mesure qu’il avance, et qui pourrait chuter à tout moment. Tout cela paraît très loin de la traduction, mais, patience, on va entrevoir que non.
3. Il s’agit ici de mythe, de roman, et de conte. Du mythe, du roman et du conte. D’assumer toutes les contraintes de ces « genres » à la fois. Sans les déterritorialiser, sans se servir de l’un pour carnavaliser l’autre, ou pour le dé-mythifier, justement. C’est un défi, la fabrication d’un objet paradoxal en tout.
Quelques exemples : il faut d’un côté que les personnages aient une consistance, un caractère, des traits, une histoire, des antécédents (roman), il faut un cadre géographique, historique (roman) et il faut aussi tout le contraire, des personnages sans nom, ou dont les noms permettent de faire l’économie de toute description (mythe et conte en opposition absolue au roman), épurés (pas seulement dans la description, mais dans leur chair même d’affamés, d’errants, de vagabonds), hors du temps et de l’espace. Même le stéréotype s’impose ici comme une réalité absolue, et avec tout le charme qu’il peut avoir dans le conte (l’ataman, le rabbin entre autres). Il faut aussi de la distance, de la distanciation (conte) quand le roman demande de l’empathie et des possibilités d’identification.
Tout cela a sa place, tout cela est exactement à sa place.
4. Tout le génie de Wieringa est dans l’invention d’une multitude de PASSERELLES au niveau macroscopique évidemment (l’Exode des Hébreux et l’errance des immigrants, la terre promise comme possibilité romanesque et élément mythique) mais – et c’est encore beaucoup plus fascinant – au niveau le plus microscopique, pour faire que chaque élément du texte puisse avoir sa signification propre dans les trois (principaux) genres opposés que le texte tisse ensemble.
Quelques exemples au hasard : dès le début Pontus Beg (personnage qui est plutôt du côté du romanesque) « ne désirait rien tant que d’être vieux » : trait de caractère romanesque, mais être vieux / [je traduis juste après une autre expression par « faire figure d’ancêtre » alors que j’aurais pu faire un autre choix] c’est désirer ce qui, dans l’âge, vous met du côté du mythe ou du conte.
Les personnages de vagabonds sont dans la steppe (détail romanesque qui peut se conjuguer en descriptions) mais la steppe c’est la répétition du même, l’épuisement du paysage dans quelques traits qui s’inscrivent forcément du côté du mythe, voire du conte.
Les personnages errants sont décrits quelque part comme des pattes de mouche : l’épuration propre au mythe est alors habilement tissée comme détail romanesque par la perspective du regard à distance de celui qui en retard dans sa marche les aperçoit au loin.
Un des errants est qualifié dès le début de « lange man  » (littéralement : l’homme long, grand) : voilà à quoi se réduit son nom, mais qu’en faire en français ? En choisissant « l’échalas », j’ajoutais une dimension métaphorique. Mais heureusement, outre que l’« échalas » peut très bien s’inscrire dans la perspective du conte, cette traduction trouve comme sa justification à postériori dans le texte, lorsque le garçon se met à RÊVER du « lange man  » après la mort de celui-ci, et que les détails de ce rêve (« aspect d’un insecte parcourant le monde sur des pattes de géant ») viennent remplir le programme sémantique qu’annonce le mot « échalas » en français (en même temps que son rapport par association à « échasse »).
5. C’est ce jeu subtil, extrêmement serré et en même temps imperceptible de passerelles entre mythe, conte, et roman, tenus tous ensemble, qui m’a avant tout guidé pour opérer les choix importants dans cette traduction, et pour faire en sorte que les solutions permettant de franchir un obstacle puissent se réinscrire à un autre niveau dans ce tissu vraiment singulier de dissimilitudes et d’équivalences qui donne à ce livre son ton si singulier et sa force.

* Traducteur entre autres de Gerbrand Bakker, Douwe Draaisma, Gerard Reve. Voici les noms de Tommy Wieringa est paru en février aux éditions Actes Sud.

Bertrand Abraham*
Le Matricule des Anges n°161 , mars 2015.
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