Rares sont les femmes qui ont choisi de s’exprimer dans le registre de la contre-utopie. Il est donc remarquable que l’on réédite ce mois La Kallocaïne de Karin Boye, un sombre roman de 1940 dont l’auteur, une brunette 40 ans, citoyenne d’un pays non-belligérant, allait mettre fin à ses jours.
Karin Maria Boye était née le 26 octobre 1900 à Göteborg dans une famille bourgeoise qui lui assura une excellente éducation. Fritz, le père ingénieur civil, était le type de l’humaniste libéral quand sa mère, militante féministe incarnait la droiture et la sincérité. Naturellement, Karin fut tout à la fois droiture et sensibilité, âme frémissante et esprit insatiable, jusqu’à la crise de sa vingtaine – où se résolvent une dichotomie du Blanc (la loi, la norme, le « non ») et le Noir (la vie et l’instinct, la création), son mysticisme et son homosexualité… Crise (1934) reviendra sur cet épisode. « Mon Dieu / et ma vérité / je les ai vus / dans un moment singulier. »
Écartelée entre ses contradictions, Karin Boye semble désormais d’une grande fragilité existentielle, se laisse tenter par le bouddhisme, revient au catholicisme, renoue avec tout ce qui la relie aux forces de la terre. Entre ferveur païenne et mysticisme chrétien, elle donne une poésie de plus en plus moderne et forte depuis Nuages (1922) jusqu’à Pour l’amour de l’arbre (1935).
Après avoir grandi à Stockholm, elle poursuit ses études d’histoire à l’université d’Uppsala, et entre en contact avec la branche suédoise du groupe Clarté d’Henri Barbusse. Elle est socialiste et milite. Mieux, elle se rend en 1928 en URSS, voyage qui participe de sa désillusion politique. Diplômée en 1928, elle entame une psychanalyse et enseigne à Motal dès l’année suivante et se marie, par souci des convenances, avec un ami de la revue Clarté, Leif Björk dont elle divorcera. Elle a entre-temps entrepris d’écrire des romans, dont les plus fameux, Astarté (1931) et Merit s’éveille (1933), sont deux textes de mœurs ironiques qui lui assurent l’attention du public scandinave. En 1931, elle fonde la revue de poésie Spektrum où elle traduit T. S. Eliot et les surréalistes.
« Armée, droite et cuirassée, / Je fis mon chemin, / Mais la cuirasse était moulée d’angoisse et de honte. » Vient le moment où son homosexualité s’affiche : Gunner Bergström, l’épouse du poète Gunnar Ekelöf la rejoint à Stockholm, mais elle se rend à Berlin en 1932 pour étudier la psychanalyse. Elle y rencontre Margot Hänel, jeune juive berlinoise qui devient sa maîtresse, mais le couple se sépare et s’ouvre pour Karin Boye une période de dépressions multiples qu’une visite de la Grèce en 1939 n’apaise pas. « Tu es trop fragile, trop sensible et tendre / pour toutes ces dissonances déchirantes : / il te faut une armure / dans le jeun brutal de la vie. »
Sa dernière année sera plombée par le désespoir et l’angoisse, d’autant qu’une traversée du Danemark occupée par les nazis la renseigne sur le cours catastrophique de choses. Elle en conçoit La Kallocaïne. Ce roman sombre et sans air – on y vit en sous-sol – est celui de Léo Kall, citoyen de la Ville des Chimistes n° 4 de l’État Mondial. Il a inventé la kallocaïne, un sérum de vérité si efficace qu’il va offrir au régime totalitaire de tout savoir des pensées de chacun et, partant, de condamner qui il le souhaite, puisque toute pensée peut être considérée comme déviante dans la mesure où s’y glisse quelque honnêteté, quelque rêve qui tendrait naturellement à prouver que l’individu questionné a des reproches à formuler contre le régime. « La pensée peut être traduite en justice ».
La soif d’harmonie entre les êtres et notamment avec un seul être humain, reste la préoccupation de Karin Boye. C’est ce dernier point qui caractérise sa dystopie. Comme elle l’évoquait déjà dans Trop peu (1936) son mariage trop prosaïque et sa vie amoureuse traversent son œuvre. Contrairement à Ievgueni Zamiatine (Nous autres, 1920), Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes, 1932) ou George Orwell (1984, 1949), c’est donc moins à la description d’un système totalitaire qu’elle s’attarde qu’à ses effets sur la vie intérieure des êtres. Au-delà de l’horreur totalitaire de l’État Mondial ou de la République Universelle, les deux États ennemis, Karin Boye mène une réflexion personnelle sur la liberté des êtres, leur responsabilité vis-à-vis des autres et d’eux-mêmes. Droits à l’amour et au rêve, voilà son sujet.
Le 24 avril 1941, un fermier trouve le corps de Karin Boye recroquevillée contre un rocher surplombant le village d’Alingsås, près de Göteborg. Elle avait écrit « Mais je t’aime, ma mort, / toi, ma mort amère et lente, / dans ta main refermée s’étiole ma vie. / Toi, ma douce, douce mort — / je te bénis pour chaque instant de supplice ! » Mais son immense lucidité lui avait aussi dicté « Les petites choses », un hommage à l’infra-ordinaire et aux mondes enfuis : « Si tu n’as plus le courage de faire encore un pas, / de relever la tête, / si tu succombes, désemparé, sous le poids de la grisaille — / réjouis-toi, alors, et remercie les petites choses aimables, / réconfortantes, enfantines. / Tu as une pomme dans la poche, / un livre de contes qui t’attend chez toi — de toutes petites choses que tu dédaignais / à l’époque où ta vie rayonnait, / devenues doux soutien aux heures mortes. » Karin Boye est morte d’une overdose de somnifères sans que l’on sache si elle souhaitait poursuivre sa route vers un improbable au-delà ou si elle souhaitait l’effacement.
Éric Dussert
La Kallocaïne
Karin Boye
Petite Bibliothèque Ombres, 118 pages, 11 €
Égarés, oubliés Dans la tête du conjoint
mars 2015 | Le Matricule des Anges n°161
| par
Éric Dussert
Une piquante Suédoise, Karin Boye, produit en 1940 une contre-utopie singulière : on s’y préoccupe de droit à l’amour et de vie de couple.
Un livre
Dans la tête du conjoint
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°161
, mars 2015.