Le Gang du Kosmos, poétique et politique en terre américaine
À tous ceux qui, partagés entre dégoût et désir, sentent plus que jamais le besoin de s’écarter, de se frayer un passage vers un monde agrandi et premier, les livres de Kenneth White sont un vrai bonheur. S’y incarnent une clairvoyance, un sens du réel, un dynamisme, qui allègent, ouvrent des espaces, proposent des voies vers une vie plus dense, un esprit plus large, un rapport au monde plus sensuel.
Le premier des deux livres qu’il nous donne aujourd’hui, Le Gang du Kosmos, écrit en 1978 et inédit jusqu’ici, constitue l’antichambre de son œuvre. S’inscrivant dans le sillage de Walt Whitman, qui voulait fonder poétiquement un monde nouveau en retrouvant la relation homme-nature et en brisant le carcan des formes littéraires, ce livre revisite la vie et l’œuvre de quatre figures marquantes de la contre-culture américaine : Allen Ginsberg, William Carlos Williams, Gary Snyder et Robinson Jeffers. Quatre singuliers dont le cheminement poético-politique aura visé à élargir l’étendue de la conscience humaine au-delà de ses frontières fixes. En mettant leur vie en contact immédiat avec le sensible de la vie élémentaire du Kosmos – au sens grec d’une « totalité harmonieuse » – ils ont cherché à en extraire une énergie, une puissance et une félicité sombres. C’est Ginsberg (1926-1997) parvenant, au terme d’un parcours mêlant détresse, drogues, délire psychotique et activisme intense, à retrouver un peu de l’esprit de la terre première et un sens érotique de la réalité lui permettant de voir « le ciel en équilibre sur un brin d’herbe », d’entendre le « rugissement de la montagne », de se fondre dans une nature devenue « une sorte de calligraphie psychique ». C’est William Carlos Williams / Paterson, du nom de son poème-fleuve, (1883-1963), s’enfonçant dans l’« espace sauvage » de l’esprit, cherchant le principe fécondateur et fondateur, libérant la syntaxe non tant pour dire quelque chose que pour aller vers ce blanc territoire de l’être qui est le vrai lieu de la poésie. C’est Gary Snyder (né en 1930) – le Japhy Ryder des Clochards célestes de Jack Kerouac – en quête d’un nouveau socle naturel de vie et de pensée, d’une acuité réinventée, d’une régénération complète passant par l’exploration de la culture primitive, l’ouverture à la pensée orientale et un processus de dépassement de « toute la camelote qui accompagne le fait d’être humain ». C’est Robinson Jeffers (1887-1962) qui, pour aller vers un monde « plus rude, plus beau et plus imposant, / délivrant une ivresse austère », fit descendre le discours jusque dans ses profondeurs prérationnelles. Un poète qui accusa la civilisation, qui, « en nous rendant si délibérément familiers de nos semblables, nous amène à négliger le fait que nous n’entretenons aucune familiarité avec le monde ». Qui voulait récurer l’esprit, trouver un langage capable de pénétrer dans un savoir situé « en dehors de l’ordre de la conscience morale ». Savoir qu’il n’aura cessé d’essayer d’atteindre tant il le considérait comme la voie menant vers un espace ontologique inédit.
Que Le Gang du Kosmos soit la genèse exubérante de la pensée géopoétique de Kenneth White, il n’est pour s’en convaincre, que de lire Au large de l’Histoire. Cet essai commence par une analyse sociopolitique de l’empire de la « médiocratie » : standardisation massive, désubstantialisation de la vie alliée à une « twitterisation des esprits ». Que faire face à cette infantilisation générale ? Pour tenter de répondre à ce défi, K. White dresse la cartographie complexe des événements qui ont conduit l’homme à s’isoler du reste du vivant et à se replier sur lui-même avant d’explorer ce que « l’intelligence chercheuse » – Whitman, Thoreau, Nietzsche, Segalen, Heidegger, Hölderlin, Rilke… – a déjà pu nous proposer. « Finis les refuges auprès du Sacré, de l’Être, des essences », ou des ailleurs. Tout se joue ici et maintenant. Il s’agit d’être ouvert aux passages, d’être capable de vivre modestement hors des espaces codés. De s’inspirer des exemples du cheminement de quelques-uns, de comprendre que le chemin se fraye et s’expérimente, d’où le concept de « nomadisme intellectuel ». Il faut retrouver un sens de la perception fraîche du monde, celle des premiers voyageurs « se déplaçant sur une terre d’où la glace venait juste de se retirer ». Il est urgent de penser une géopoétique rayonnante capable de prendre la relève des récits historiques et métaphysiques épuisés. D’ouvrir des portes sur une « atopie », ce site vierge « où l’être peut sortir de lui-même et se réaliser », urgent de fonder autrement la vie humaine, de conduire l’esprit vers des territoires inédits de l’être et une manière délivrée d’être au monde.
Richard Blin
De Kenneth White :
Le Gang du kosmos,
Traduit de l’anglais par Matthieu Dumont
Ed. Wildproject, 352 pages, 24 €
Au large de l’Histoire
Le Mot et le reste, 360 pages, 25 €
À signaler aussi :
Kenneth White, une œuvre-monde
Christophe Roncato
Presses Universitaires de Rennes, 254 pages, 19 €