Tout le monde sait qu’on écrit avec ses sensations plus qu’avec son intelligence. Ce fonds charnel du verbe, Bénédicte Heim, dans Corps de cavale, l’exploite et l’explore. Dans une sorte de monologue intérieur nourri de la dimension émotionnelle de ses expériences, celle qui cavale s’adresse à elle-même et à « Lui », tout en évoquant les hommes qu’elle a croisés, désirés, aimés. Elle, c’est un corps qui tranche, court-circuite et se souvient. Un corps d’adolescente, de jeune fille, de femme – différents stades remémorés ici sans souci de la chronologie, l’ordre de la mémoire n’étant pas celui de l’histoire. Un corps qui voudrait « vivre jupe déchirée claquant sur [ses] jambes nues », qui court toujours en proie à l’intempérant désir et toujours avide de jouissances plus pleines. « Tu aimes quand il s’enfonce en toi que tout tournoie, ce n’est jamais pareil, c’est une surprise chaque fois, c’est comme se faire la belle… » Alors, elle accumule les corps à corps, les hommes se croisent – « Tous, ils se distribuent et retentissent en toi sans fin. » – se chevauchent. « Tu ne peux te cheviller qu’à des hommes qui font sauter les chevilles entre les choses. Qui se rient des étapes, qui passent outre et outrepassent tout le temps. » Remémorations qui prend une forme litanique : « celui-ci… ; celui qui…, avec qui…, par qui…, ceux qui… » De chacun d’eux n’est retenue que l’essence de ce qui en fait un être singulier. Un listage qui a la beauté d’un été de soleils couchants et qui se lit comme une sorte d’accès initiatique à l’âme d’un corps enferré dans l’inextricable d’un rapport mêlant la recherche de l’Un à la séduction qui cumule le multiple. Un mélange de conscience haletante, d’érotisme délivré de toute culpabilité, qui trouve écoute et écho auprès de « Lui ». Composer avec l’inavouable tout en l’amenant à la beauté harmonieuse de la parole écrite, tel est le pari réussi de ce Corps de cavale en quête d’accomplissement esthétique de l’existence.
Richard Blin
Corps de cavale
Bénédicte Heim
Les Contrebandiers, 176 pages, 15 €
Domaine français Corps de cavale
avril 2015 | Le Matricule des Anges n°162
| par
Richard Blin
Un livre
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°162
, avril 2015.