Quinze mètres carrés d’un plancher sombre, gravé de mots délirants : voilà tout ce qu’il reste de Jeannot, un paysan béarnais décédé en 1972 dans la fleur de l’âge, après s’être laissé mourir de faim. L’« œuvre », exposée rue Cabanis, à Paris, le long du Centre hospitalier Sainte-Anne, interpelle, choque ou indispose, interroge sur le statut de l’art. Ingrid Thobois a investi le champ de la fiction pour redonner du sens à ce qui a souvent été décrit comme un simple fait divers ou une péripétie psychiatrique. L’auteur fait parler Paule, la sœur de Jeannot, qui s’évertue à réhabiliter son frère : « Trente-trois ans à te mordre le poing, la couronne des dents imprimée au dos de la main ». Elle l’inscrit dans une Histoire commune : « Le sable d’Algérie, ça t’a rayé toute la mémoire ». Elle redéfinit le cadre étriqué du drame, la ferme où vivait la famille recluse : « La porte est verrouillée, le dehors enfermé ». Bien sûr, il y a les raisons évidentes des traumatismes : un père violent qui se suicide, le retour après un engagement dans l’armée lors des « événements », mais cela ne suffit pas à tout expliquer. Pour cela, Ingrid Thobois s’enfonce plus profondément dans l’univers du clan, met en scène la pantomime familiale : « La glousse entrait. Se forçait à sourire. Nous, non. Alors son sourire s’effaçait. Elle refermait derrière elle ». La glousse, cette mère socialement effacée et affectivement écrasante : « Toute la vie à essayer de regagner son amour qui prenait le manteau de la haine et puis celui de l’amour et puis celui de la haine ». Tellement liée qu’après son décès, elle restera des jours assise devant la cheminée, puis sera enterrée dans la maison, sous l’escalier, dans un ensevelissement rituel. « Un minuscule oiseau maigre et souple comme un lacet avec une anémone salée entre les jambes ». Un style tantôt cinglant, tantôt elliptique, des images fortes, une mise en page qui laisse une grande place aux silences, Ingrid Thobois a su rendre la folie poétique.
F. M.
Le Plancher de Jeannot
Ingrid Thobois
Buchet Chastel, 74 pages, 9 €
Domaine français Le Plancher de Jeannot
avril 2015 | Le Matricule des Anges n°162
| par
Franck Mannoni
Un livre
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°162
, avril 2015.