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Domaine étranger Tessiture d’étoiles

avril 2015 | Le Matricule des Anges n°162 | par Sophie Deltin

Née en Ukraine, Katja Petrowskaja a adopté l’allemand pour écrire le récit de sa filiation. À travers l’abîme des langues.

Peut-être Esther

D’aucuns y verront un énième récit sur la quête des origines, la disparition des aïeuls et leur mémoire disparue dans l’anonymat des persécutions, des massacres et des camps du XXe siècle. Couronné du prix Ingeborg-Bachmann en 2013, Peut-être Esther de Katja Petrowskaja, s’il part bien des « douleurs fantômes » d’un héritage complexe, enfoui voire perdu, se démarque avec singularité dans le registre du récit familial. Née à Kiev en 1970, l’auteure a grandi dans « une famille soviétique, russe, non religieuse » et ce n’est que sur le tard qu’elle prend conscience de ses autres origines, notamment juives. Très tôt en revanche, elle éprouve un sentiment de perte, de manque, et même une fois lors d’un repas de famille, une impression de « légère dissonance ».
Dans ce qui s’annonce comme un périple vers l’Est, qui conduit le « je » de la narratrice, d’abord de Berlin en Pologne, il s’agira justement de retrouver le son de ces noms à peine entendus mais qui « restaient devant moi en masse compacte, sans visage et sans histoire, comme des lucioles du passé qui éclairent de petites surfaces autour d’elles, quelques rues ou événements, mais ne s’éclairent pas elles-mêmes ». Parmi eux, celui de son arrière-grand-père né à Vienne et qui de Varsovie a émigré à Kiev où il a fondé une école pour sourds-muets : Ozjel dont l’étrange sonorité, nous dit la narratrice, « m’offrait à la fois l’origine et le gîte, (…) une protection, un lieu de repli et de sécurité, un abri pour tous ». La résonance de ces noms fantômes ne cesse d’aimanter celle qui se fait l’effet d’une sans-voix car ne possédant aucune des langues – ni le polonais, ni le yiddish ni l’hébreu ni la langue des signes – de ses ancêtres. Le choix d’écriture en allemand et non en russe – sa langue maternelle – semble être directement lié à cette situation de mutisme initial, comme si ce n’était qu’à travers la langue étrangère d’adoption que Katja Petrowskaja pouvait s’émanciper des rôles et des perspectives assignés par l’Histoire et devenir le sujet de sa propre histoire, « au carrefour » des vibrations du passé dans le présent. « Cette langue allemande représentait pour moi une baguette de sourcier dans la quête des miens, qui des siècles durant avaient appris à parler à des enfants sourds-muets, à croire que je devais apprendre cet allemand muet [car l’allemand niemetski est en russe la langue des muets] pour pouvoir parler » explique l’auteure mariée à un Allemand et installée à Berlin depuis 1999. Sans doute subsiste-t-il des souvenirs, des anecdotes (davantage des légendes), quelques archives aussi, des témoignages, des photos (serties dans le texte), des listes, mais l’exploration de ce passé, fût-ce par Google et Facebook interposés, reste tâtonnante, lacunaire, et somme toute, décevante. « L’essentiel était de chercher, reconnaît-elle, ce qui m’importait c’était la restitution de l’esprit », celle d’une mémoire fragile et disloquée, dont l’écriture fragmentaire et digressive du récit restitue la tessiture ajourée de vide, à l’image de la dentelle de Kalisz, cette ville polonaise où vécut son ancêtre. « L’Histoire, les événements – ah !, note l’arrière-petite-fille, je ne sais pas, ce n’est que de la matière, de l’étoffe. On peut coudre beaucoup de choses avec. Les matières historiques sont pour moi le velours, le satin, le crêpe de Chine ou, comme nous disions autrefois en russe, krepdychine ».
Armée de patience, de tact et d’un solide sens de l’humour (un ton caustique y compris envers elle-même), la narratrice peut alors ourdir pas à pas le fil de ses errances et de ses doutes, parvenant finalement à tresser une étrange constellation de destins fracassés ou miraculeusement sauvés. Ainsi du grand-père Semion Stern, passé dans la clandestinité durant la révolution bolchevique, qui légua son nom de code Petrovski à sa descendance – « une pierre parmi les étoiles ». Son frère, le grand-oncle Judas Stern, auteur d’un attentat contre un diplomate allemand à Moscou en 1932, exécuté et délibérément occulté de la mémoire familiale. « Le terme « meschugge » [le désignant comme cinglé] est le seul mot de yiddish qui soit resté dans [m]a famille, souligne l’auteure, la folie est-elle mon dernier lien avec le judaïsme ? » Incroyable aussi est le destin de son grand-père prisonnier de guerre russe : survivant du camp de Gunskirchen en Autriche et de la marche à la mort des Juifs hongrois, il ne mettra pas moins de quarante et un ans avant de rentrer chez lui auprès des siens.
Enfin, on n’oubliera pas cette arrière-grand-mère dont nul n’a jamais été sûr du prénom – « Peut-être Esther » (car même son propre fils l’appelait Babouchka), assassinée par les nazis en 1941 alors qu’elle se rendait, par obéissance scrupuleuse, au ravin près de Kiev, à Babi Yar. « Babi Yar fait partie de mon histoire et tel est mon lot, pourtant ce n’est pas pour ça que j’y suis, ou pas seulement pour ça. Quelque chose m’amène ici, car je crois qu’il n’y a pas d’étrangers quand il est question de victimes. Chaque être humain a quelqu’un ici. » 

Sophie Deltin

Peut-être Esther
Katja Petrowskaja
Traduit de l’allemand par Barbara Fontaine,
Seuil, 280 pages, 21

Tessiture d’étoiles Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°162 , avril 2015.
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