L’autre temps de l’écriture
Le plus souvent, il m’attendait, la porte entrebâillée, si tôt que je lui annonçais mon arrivée par l’interphone. Si j’avais gravi les étages plus rapidement qu’il le prévoyait, j’entendais du palier le glissement de ses pas, et les coups réguliers de sa canne sur le plancher. À sa suite, puis seul quand je trouvais la porte mystérieusement ouverte, j’empruntais un couloir, traversais un salon, suivais un passage et aboutissais, comme au terme d’un labyrinthe, à une pièce sombre avec des tables surchargées de livres en piles, une bibliothèque pour les ouvrages retenus, une chaîne hi-fi indispensable, et, lui, assis derrière son bureau, dans un angle sombre. À portée de main, devant les pipes, le cendrier, les crayons et les stylos, il y avait, se chevauchant, des pages recommencées, raturées qui lui étaient autant de pierres plates pour avancer Pas à pas jusqu’au dernier.
Par la fenêtre, à sa gauche, il me faisait voir le mur blanc d’une cour, sur lequel se projetaient les monstres que produisaient en lui, au lieu d’apaisement à la douleur, les calmants. Ce soir effaçant les formes, l’espace n’était plus déterminé que par sa voix, brisée, reprise, brusquement rieuse. Il ne se plaignait pas, ni ne gémissait, mais s’élevait comme s’il prenait appui sur la souffrance.
Les pages où il formule sa résistance à la mort, opposent aux crispations la beauté du monde, exprimée par le chant des oiseaux et des enfants. Dans une phrase particulière, qui est sans modèle car elle doit beaucoup à la musique (celle de Britten, et de Stockhausen), il fait entendre sous ce qui bruit et sans cesse se redit (il tenait ce mouvement de vagues pour un radotage) les failles profondes, le silence d’une rumeur que Maurice Blanchot désigne comme étant « le chant des Sirènes ». S’entend « une voix venue d’ailleurs », un cri qu’il dit « Barbare » ; ce n’est pas un cri, mais le gémissement originel qu’aurait pu pousser le Gaulois mourant, auquel il ressemblait quand le mal était tel qu’il devait s’accouder sur son divan.
« Dissonance perturbatrice, harmonie pacifiante » : l’expression juste, la parole intimement vraie, réduit brièvement la douleur des souvenirs et des effondrements (que de deuils évoqués dans Ostinato !), réconciliée dans un mouvement d’acceptation générale, celui que la mer, vague après vague, évoque dans l’œuvre, lieu d’engloutissement et de beauté, de répétition sans achèvement, la sérénité et la révolte. La phrase de Louis-René des Forêts se développe par enveloppement se saisissant des oppositions de pensée et des contradictions de notre vie mourante. Il ne s’agit pas de tourner la pensée comme une feuille de papier, mais d’être attentif à ce qui se dit, au fond du couloir, jusqu’à se découvrir « dans un miroir », selon le titre d’une nouvelle de La Chambre des enfants.
Quel autre temps que le nôtre, inexorablement brutal, évoque cette écriture entre doute et persévérance attentive à...
Dossier
Louis-René Des Forets
Hommage
juin 2015 | Le Matricule des Anges n°164
Un auteur