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Traduction René Bouchet*

juillet 2015 | Le Matricule des Anges n°165

Alexis Zorba, de Nikos Kazantzaki

Quand les éditions Cambourakis m’ont proposé d’écrire une nouvelle traduction d’Alexis Zorba, je venais précisément de relire en français le roman de Kazantzaki pour les nécessités d’un travail universitaire et je n’avais pas manqué de relever ce qui, à mon sens, méritait d’être reconsidéré dans cette première traduction déjà ancienne (1947). Le hasard me mettait dans une position particulière de « second traducteur » : allais-je être prisonnier de cette lecture récente ? J’avais beau faire mon possible pour évacuer de ma mémoire tout préjugé susceptible d’orienter mon travail et pour aborder le texte grec avec un regard aussi vierge que possible, une question ne cessait de me tarauder : comment trouver le ton juste pour rendre les paroles de Zorba, si souvent qualifié, non sans raison, de personnage exubérant ou truculent, dont le discours, dans la première traduction, m’avait paru décalé par rapport à l’original grec, tantôt affadi, tantôt exagérément tiré vers une faconde « pagnolesque », bref en déficit d’authenticité ?
Dans ce roman à la première personne, alors que le narrateur, qui n’est pas loin d’être l’antithèse de son employé Zorba, étale ses interrogations et ses doutes, donnant au lecteur les clés pour comprendre sa métamorphose, Zorba, personnage constant dans son être, n’est vu que de l’extérieur, à travers le regard amusé ou exaspéré, perplexe ou admiratif, de cet homme cultivé et policé qu’est son « patron ». Même la description des gestes les plus expressifs de sa personne n’échappe pas à ce filtre qu’est la vision du personnage par son interlocuteur. Son authenticité demeure donc cantonnée dans sa parole, par ailleurs abondante dans ce roman très dialogué (comme tous les romans de Kazantzaki, sans doute sous l’influence de son expérience de dramaturge). Le traitement du dialogue ne pouvant échapper à la structure antithétique de l’ensemble de l’œuvre, j’avais été frappé par la difficulté de la première traductrice à ménager un écart entre le discours du patron, intellectuel cosmopolite, et celui de son employé, ouvrier presque illettré, à faire passer dans les répliques ce fossé social, culturel, philosophique, dont l’enjeu du roman est justement de montrer qu’il peut être dépassé. Il y avait à la fois tantôt trop de ressemblance, tantôt trop d’exagération dans le traitement de l’altérité de Zorba. Je savais ce qu’il me restait à faire, ma ligne de conduite était toute tracée…
La réalité de l’original – moins celle du texte sans doute que celle de la langue grecque elle-même – allait, une fois de plus, me faire prendre conscience des limites du travail du traducteur, qu’il tend à imputer à ses propres insuffisances, mais qui tiennent bien souvent à une forme d’irréductibilité des langues, et bien entendu des cultures, l’une à l’autre. L’obstacle était pour moi (et il l’avait été sans doute pour la traductrice précédente) la notion de familiarité. Le langage de Zorba est, dans le texte original, d’une familiarité somme toute assez courante, simplement mise en relief par son incongruité face à celui de son interlocuteur (un grec « standard » d’homme cultivé du début du XXe siècle) et relevée par une sorte d’inventivité et de jaillissement spontanés peu commune. Paradoxalement, parce qu’il s’agit d’une langue qui dispose d’un éventail de registres plus ouvert que le français, le grec s’installe aisément, graduellement, presque insensiblement, en tout cas sans à coup, dans le langage familier, à l’image d’une société d’origine plus populaire, aux rapports sociaux plus fluides, où les hommes circulent plus aisément d’un milieu à l’autre, alors que le français, langue d’un pays de culture bourgeoise, a forgé, y compris dans sa tradition littéraire, une langue familière socialement plus connotée, aux frontières bien plus marquées. Si l’on excepte, en Grèce, un mimétisme occidentalisant, présent aussi dans les mœurs, qui a été l’apanage de la « bonne société » dans la première moitié du XXe siècle (et qu’on retrouve dans les dialogues de bien des romans de ces années-là), la langue courante, la langue parlée a été finalement (et demeure sans doute) bien plus unifiée qu’en français. Le constater ne revient pas à nier l’existence d’un lexique familier et de tournures à couleur plus populaire, mais à prendre en compte leur plus faible connotation sociale, la moindre visibilité de leur écart par rapport un registre courant.
Le traducteur d’Alexis Zorba se trouve dès lors quelque peu démuni quand il essaie de faire passer en français la supposée « truculence » langagière de Zorba, dont il doit bien considérer tout à la fois qu’elle a un support dans les propos du personnage (mais sans doute moins que dans son comportement) et qu’elle se manifeste dans une langue qui ne dispose pas de ce phénomène de hiatus sociolinguistique présent en français. Le voilà menacé par le risque d’en faire trop par des effets outrés ou de rester en deçà de l’attente du lecteur par une forme de fidélité scrupuleuse à la langue source. Mais ce dilemme, après tout, le renvoie à la liberté interprétative inhérente au métier de traducteur littéraire. Puisque mon parti pris était de réagir contre une réduction d’Alexis Zorba à un mythe de l’« âme grecque » promue par l’adaptation cinématographique de Cacoyannis, le film Zorba le Grec, et l’interprétation très expressive du rôle de Zorba par Anthony Quinn, ma liberté ne pouvait consister qu’à restituer au personnage l’« enveloppe philosophique » que Kazantzaki avait indéniablement voulu lui donner, et donc à ne pas le tirer vers l’outrance pour préserver le sérieux de la sagesse dont il est porteur dans le roman. Ce qui revenait, au bout du compte, à rechercher une voie moyenne assez difficile à trouver en français. Mais peut-être était-ce déjà l’intention de la première traductrice du roman : oui, la pratique de la traduction est une leçon d’humilité.

* René Bouchet a traduit des auteurs classiques de la littérature néohellénique (Papadiamantis, Théotokis…) et des romanciers grecs contemporains (Vassilis Vassilikos, Yannis Kiourtsakis). La retraduction d’Alexis Zorba est parue au mois de mai aux éditions Cambourakis.

René Bouchet*
Le Matricule des Anges n°165 , juillet 2015.
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