Après ceux qu’il a consacrés à la Poétique de l’ironie (Seuil, 2001) et aux Fictions de la Grande Guerre (Classiques Garnier, 2009), le nouvel essai de Pierre Schoentjes – qui enseigne la littérature française à l’université de Gand, en Belgique – se propose d’ouvrir un champ critique inédit, baptisé « écopoétique ». Il consiste en l’étude des œuvres littéraires qui interrogent notre rapport à la nature, font voir et sentir le monde dans sa dimension concrète et sont sensibles à la cohésion qui existe entre l’humain et le non-humain. Privilégiant une littérature soucieuse de forme plutôt que d’engagement ou de militantisme – une littérature récusant aussi le sentimentalisme et le régionalisme –, cet essai d’écopoétique, loin de tout sentimentalisme ou de tout régionalisme, lit la littérature française dans son rapport avec la littérature américaine et européenne, et compare différentes pratiques de l’écriture de la nature.
S’il n’existe pas en France une valorisation culturelle du monde rural ou naturel comparable à la country life anglaise où à la wilderness – nature sauvage – américaine, il existe cependant de nombreuses œuvres, d’auteurs plus ou moins célèbres, dont l’écriture est ancrée dans la matérialité du monde sensible, et traite de manières de vivre la nature. Ce qui a lieu explore ces œuvres. Passant rapidement sur celles, connues, de Giono, Camus, Gracq, Maeterlinck, Genevoix, Georges Duhamel – qui proposa en son temps, et avec beaucoup d’ironie, la création d’un parc national du silence –, Pierre Schoentjes s’attache à celles qui virent le jour dans la période allant de la Seconde Guerre mondiale à la fin de la première décennie de notre nouveau siècle.
Aux côtés de Claude Simon, Jean-Loup Trassard, Pierre Gascar – dont cet essai invite à la (re)découverte – on trouve l’Italien Mario Rigoni Stern, le Finlandais Arto Paasilinna mais aussi Pierre Moinot, Hubert Mingarelli, André Bucher, Pascal Commère, le naturaliste suisse Robert Hainard… Des œuvres qui s’efforcent de rester toujours au plus près de la réalité, mettent au centre de l’écriture l’expérience directe des sens, font éprouver au lecteur le plaisir que peut offrir la nature même si celle-ci est aussi un lieu où l’on souffre et où l’on a peur. Refusant la fuite dans un imaginaire idéalisé, et s’exonérant de l’anthropocentrisme qui conditionne trop souvent notre regard sur la nature, ces œuvres ont en commun le souci de la géographie, l’attention pour les paysages, le recours à l’histoire naturelle et l’emploi d’un vocabulaire très précis.
Mais ce que montre aussi Pierre Schoentjes, c’est combien le regard sur la nature est médiatisé par les livres, combien un paysage est toujours pris dans un jeu de relations faisant résonner souvenirs, lectures et vécu personnel, tout un héritage culturel donnant au lieu sa profondeur et son relief. Dans l’expérience des lieux, le réel et l’imaginaire sont en interaction constante. Chargé d’affect, le lieu ne doit pourtant pas devenir l’objet d’un culte excessif. D’où la nécessité d’une écriture qui incorpore une dimension ironique – interruption du récit, commentaires sur l’écriture, réflexions à partir de l’étymologie… – qui marque la mise à distance, nous prémunit contre le sentimentalisme et la dévotion. En modulant notre relation à un lieu, l’ironie nous permet d’ajuster constamment notre place dans le monde, entre adhésion et distanciation. C’est cette littérature, qui jamais ne verse dans l’exemplum moralisateur, que nous donne à aimer cet essai qui est aussi un plaidoyer en faveur d’une esthétique du sensible et d’une littérature mettant l’accent sur une réalité bien concrète plutôt que sur l’autoréférentialité. Une orientation pour le moins vivifiante tant elle semble en mesure de ramener des lecteurs vers le livre tout en rapprochant le livre du monde.
Richard Blin
Ce qui a lieu
Pierres Schoentjes
Wildproject, 296 pages, 22 €
Essais Mise au vert
juillet 2015 | Le Matricule des Anges n°165
| par
Richard Blin
L’essayiste Pierre Schoentjes s’intéresse à la façon dont les littératures contemporaines donnent corps à nos relations au monde naturel.
Un livre
Mise au vert
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°165
, juillet 2015.