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Traduction France Camus-Pichon

septembre 2025 | Le Matricule des Anges n°266

L’Étrange Tumulte de nos vies de Claire Messud

L' Étrange tumulte de nos vies

Au moment d’évoquer cette histoire si ample et mouvementée, et sa traduction (dont un enjeu était justement d’épouser ce mouvement), me revient une interrogation qui court dans le prologue à L’Étrange tumulte de nos vies : par où commencer ? En l’occurrence, quelle entrée choisir face à une fresque familiale qui se déploie sur cinq continents et deux siècles ? De 1940 à 2010. Sept décennies, les « sept âges » d’un drame où « chacun dans sa vie a plusieurs rôles à jouer », pour reprendre la citation de Shakespeare placée en épigraphe.
Par « chacun », comprendre ici les membres de la famille Cassar. Gaston et Lucienne, couple fondateur, couple inséparable un temps séparé par la guerre – lui, attaché naval à Salonique ; elle, repartie « chez eux » dans une Algérie encore colonisée, avec François leur fils aîné, neuf ans, et sa sœur Suzanne à la personnalité déjà fragile. Après la décolonisation, la famille désormais « pied-noir » s’expatrie, les parents en Argentine où les rejoint Suzanne, incapable de vivre seule. Ils se fixeront ensuite à Toulon, au plus près de leurs racines algériennes. Cependant que François, écrasé par son père polytechnicien et ce couple parental mythique, n’en finit pas de se chercher : études d’histoire aux USA, et en Angleterre où il rencontre Barbara, son épouse canadienne ; école de commerce en Suisse, poste de cadre dans une multinationale en Australie, à Toronto, à New York… Sous les yeux de sa femme et de ses deux filles, il devient peu à peu l’un de ces « hommes sans qualités » qui traversent les romans de Claire Messud (comme Bootie/Ulrich dans Les Enfants de l’empereur). Trois générations – quatre à l’approche du dénouement –, dont l’histoire chaotique se mêle à la grande Histoire, et que le besoin d’un retour aux sources familiales réunit l’été à Toulon – point d’ancrage par défaut, mais assez lumineux et proche de l’Algérie pour rendre l’absence de celle-ci moins douloureuse.
De scènes poignantes en épisodes cocasses, L’Étrange tumulte de nos vies se lit comme les meilleures sagas (au sens étymologique, l’univers du conte n’étant jamais loin chez Claire Messud). C’est aussi un fascinant palimpseste. À mesure que le temps passe, s’opère dans le roman, au rythme des changements de lieu et de point de vue, un mouvement contraire vers ce passé algérien sur lequel pèse un secret considéré comme honteux. Un motif de plus en plus prégnant, indissociable du rôle croissant joué par Chloe, fille cadette de François et de Barbara, dans le récit. Narratrice insaisissable, capable de prendre la parole à la première personne du singulier comme de s’effacer derrière autrui, elle est l’incarnation d’un devenir-écrivaine salvateur. Dès l’enfance elle s’était secrètement assigné la double mission de veiller sur chacun (allant jusqu’à dormir sur la terrasse après un cambriolage pour protéger le reste de la famille) et de tenir le journal de son existence itinérante. Son patient travail d’écriture et de collectage rappelle un vers de T.S. Eliot dans La Terre vaine  : « Je veux de ces fragments étayer mes ruines »1, que Claire Messud dit avoir souvent à l’esprit et qui apparaît entre autres dans Kant’s Little Prussian Head, and Other Reasons Why I Write, son recueil d’essais publié chez Knopf en 2020 (non traduit en français). Un autoportrait passionnant, en vingt-six fragments dont plusieurs semblent préfigurer ce roman, l’avoir contenu en germe. Comme en écho à ce vers, Chloe se fait gardienne des ruines du passé – et des mémoires rédigés par son grand-père Gaston à leur intention, à sa sœur et à elle –, tandis que s’éteignent un à un les derniers témoins de ce passé perdu.
La figure du narrateur/de la narratrice dans l’œuvre de Claire Messud (comme la part de l’autobiographie) mériterait qu’on s’y attarde, mais la place me manque. Et l’évocation de ce roman-palimpseste (qui m’a souvent valu de jongler avec les temps du passé, les voix narratives et les états de la langue) serait incomplète sans une brève référence à l’intertexte. Le recueil d’essais cité en amont le prouve : l’éventail des lectures de l’écrivaine américaine, née d’un père français et d’une mère canadienne, est aussi vaste que sa capacité d’empathie pour ses semblables. Hommage aux pouvoirs de la littérature, les personnages de L’Étrange tumulte de nos vies lisent, toujours opportunément, Le Roi Lear, Valéry, Wordsworth, Tintin au Tibet, Camus, Aron, Derrida, W.H. Auden ou Maya Angelou. Liste non exhaustive. Et comment oublier le somptueux interlude quasi woolfien à mi-parcours ? La singularité du roman tient d’ailleurs en grande partie à celle de la phrase de Claire Messud, à ses entrelacs et enchâssements qui reflètent l’identité multiple, fluctuante de chacun. Découper pour les traduire ces longues périodes sinueuses aurait été aussi sacrilège qu’interrompre une phrase musicale. Tel fut sans doute pour moi le principal défi. Un exemple, parmi d’autres : « Contrairement à son propre père placide, aimant plaisanter, le mien, bien que faisant le pitre lui aussi, était tourmenté (Boirait-il du Tanqueray au goulot s’il était heureux ?), comme ma mère, et leur malheur à tous deux me faisait l’effet d’un aimant qui m’aurait à la fois attirée (Et si j’avais la capacité de les soulager de leurs tourments ?) et repoussée (La fuite était-elle mon seul espoir ? Jusqu’où pouvais-je raisonnablement aller ?) ».
Par où commencer ? Comme la question initiale, la réponse vient du prologue : « Peu importe », puisque dans ce roman tout sauf linéaire, ou dans la vraie vie, on est toujours « au milieu ». L’important était de commencer. Et de « vouloir garder un peu de la poussière d’or »2, pour citer Paul Bensimon, immense traducteur récemment disparu.
1 Trad. Pierre Leyris, Le Seuil, 1969
2 Palimpsestes, revue du TRACT (Hommages à Paul Bensimon), Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006

* A traduit entre autres Ian McEwan, Graham Swift, Richard Flanagan. L’Étrange Tumulte de nos vies – traduit de l’anglais (Canada), 522 pages, 25 – paraît le 28 août aux éditions Christian Bourgois

France Camus-Pichon
Le Matricule des Anges n°266 , septembre 2025.
LMDA papier n°266
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LMDA PDF n°266
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