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Domaine étranger L’envol du groom

février 2016 | Le Matricule des Anges n°170 | par Dominique Aussenac

Dans un roman initiatique, Ici et maintenant, l’Uruguayen Pablo Casacuberta imagine une sortie de crise adolescente. Grave, drôle, corrosive.

Ici et maintenant

Les fondamentaux, en rugby notamment, en littérature quelquefois, dans les valeurs que dégagent majoritairement nos sociétés contemporaines, ont trop souvent tendance à être oubliés. Pas par Pablo Casacuberta, écrivain, touche-à-tout, qui, auteur de sept ouvrages dont deux romans traduits en français y revient constamment. Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Dans quels états errons-nous ? Le natif de Montevideo, futur quinquagénaire, photographe, vidéaste, plasticien, répond en élaborant des œuvres aussi créatives que virtuoses qui réinsèrent, toutes, l’humain dans un flux vital. Anibal, le vieil adolescent de Scipion (Métailié, 2015) végète, clodo alcoolique, dans une pension de famille. Jusqu’au jour où son père, d’outre-tombe, par héritage interposé, le relance. Dans Ici et maintenant, Maximo, 17 ans, vit une sorte d’impasse. L’offre d’emploi d’un hôtel international cherchant un groom le précipite de manière aussi picaresque que mélodramatique de l’autre côté. Dans le monde des adultes, celui de tous les possibles. Il rencontre l’amour en même temps que la mort, ainsi que des éléments de sagesse contenus à la fois dans les livres, les humains et les hasards de la vie. « - C’est un roman du XVIIIe siècle, la troisième édition allemande des Souffrances du jeune Werther. Je l’ai trouvé chez un dentiste qui voulait que j’emporte toute la bibliothèque de son père et que je lui paie les livres au kilo. Si cette grossièreté consistant à se débarrasser ainsi d’une bibliothèque ne m’avait pas paru une infamie, je l’aurais informé de la qualité des livres qu’il jetait les yeux fermés. Je lui ai acheté toute sa bibliothèque. Avec ce que chaque kilo de livres lui a rapporté, il a dû s’acheter trois kilos d’oranges ou de citrons, ce qui a ses yeux devait être un bénéfice. Nous étions tous les deux amplement satisfaits. Et toi, tu es devenu adulte ? »

Pablo Casacuberta, vos deux romans parlent des origines, de l’identité. Pourquoi est-ce si important ?
Mes romans tournent autour du thème de l’identité mais sous une forme critique, presque irrespectueuse. J’entends montrer que la plus grande partie de ce que nous considérons notre identité est une construction née de l’interaction avec les autres, et que souvent les définitions que nous échafaudons au sujet de ce que nous sommes sont complètement irrationnelles. Des idées comme « je suis un raté » ou « danser n’est pas pour moi » ont en général autant de relations avec la réalité que si nous disions « les Africains ont un grand sens du rythme » ou « les Juifs sont avares ». Mon intérêt au fil du temps pour la neurophysiologie et les sciences cognitives m’a permis d’être au fait de ce que nous sommes, c’est-à-dire un corps qui accumule une expérience sur le monde, ce qui ne constitue pas une perspective spécialement adéquate pour nous connaître nous-mêmes. De la même manière que nous accumulons des imprécisions à propos du fonctionnement du monde, nous générons inexactitudes et concepts inutiles à propos de qui nous sommes. Écrire est ma manière d’affronter le fait que j’en sais aussi peu sur moi que sur les autres.

Pourquoi la filiation, la relation au père apparaît comme une dimension essentielle chez vous ?
Il y a deux façons d’apporter une réponse à cette question. La première est personnelle : mon père a eu une influence énorme sur ma vie. Certaines de ses idées résonnent en moi encore aujourd’hui et sont des bases qui permettent de concevoir une certaine « vision du monde ». L’autre dimension est sociale et imaginaire. J’associe la figure du père à la dimension mythique et en grande partie absurde qu’occupe la patrie dans l’imaginaire collectif. Et j’essaye de rire de ce caractère rigide et patriarcal : l’idée qu’on est une certaine chose parce qu’« on appartient à un groupe », bien qu’on dispose d’une seule vie. Et l’idée qu’un individu, parce qu’il naît derrière une ligne imaginaire, doit honorer certaines traditions, tandis que son voisin, qui vit à un kilomètre mais au-delà de cette ligne, doit en respecter d’autres.
J’ai toujours pensé que dans deux ou trois mille années nous nous souviendrions de l’institutionnalisation de l’identité comme une pénible tentative des États d’influencer leurs citoyens sur ce qu’ils devaient ressentir en tant qu’êtres vivants.
Pour exister, faut-il pouvoir toujours tuer le père ?
Bien au contraire, on ne peut pas vraiment exister tant qu’on ne prend pas à bras-le-corps sa condition humaine et l’on ne peut se résigner à devenir meilleur en essayant de tuer quelqu’un, même sur un plan symbolique. J’ai toujours pensé que les auteurs qui produisent une œuvre contre quelque chose en particulier ont généralement des personnalités très pauvres et un sens très étroit de l’histoire. Nous sommes le résultat de millions d’années de changements. Se concentrer obsessionnellement sur ce qui s’est passé avant-hier est une façon particulièrement triste de fuir le fait qu’on va mourir, et qu’on dispose de peu de temps pour prendre contact avec sa longue histoire, celle qui commence il y a quatorze milliards d’années. Quand je décris le processus par lequel un personnage vit une perte, je le fais comme une manière de révéler ce qu’il a perdu et d’accompagner son processus de guérison.
Et la mère ? C’est toujours celle qui trahit ?
En général dans mes livres les femmes sont les personnages qui prennent les décisions frontales, tandis que les hommes se tortillent dans la confusion, combattant aveuglément leur ego. Dans aucun de mes livres, une mère trahit. Il y a des mères qui affrontent des situations intolérables et les résolvent du mieux qu’elles peuvent. De rares fois, elles espèrent que leur mari qui ne les comprend pas deviendra un saint par magie.

Il y a toujours des secrets de famille dans vos romans. Pourquoi ?
Je suis impressionné profondément par le fait qu’en général la réponse à ce que nous cherchons est face à nos yeux et nous choisissons simplement de ne pas la voir, pour des raisons qui viennent de la place hypertrophiée qu’occupent dans notre vie les notions d’identité et de propriété. Nous choisissons de ne pas voir nos problèmes pour ne pas ébranler l’idée de ce que nous sommes. Dans mon expérience, chaque fois que quelqu’un se trouve confronté à un « secret de famille » il fait face à un fait ou à un sentiment qui s’avère plus douloureux à révéler qu’à dissimuler.
Vos deux héros ont un rapport au savoir, à la connaissance, particulier. Est-ce que cette soif d’apprendre leur permet de se construire ?
Nous vivons dans des sociétés dans lesquelles l’accès a l’information a remplacé l’aspiration à connaître, à comparer, à tirer des conclusions. Ce qui paraît impératif est de prêter attention à l’information que nous avons devant nous à la minute même, et qui disparaîtra dès que se présentera une autre information éphémère. Et cette obsession du temps présent, sur laquelle insistent les gourous du style de vie et les livres de développements personnels, ne fait pas autre chose que de réduire notre vie à une misérable rondelle de temps sans durée, sans substrat et sans histoire. Nous avons un esprit qui accumule et traite le passé et une capacité unique d’anticiper le futur. Aucun de ces attributs ne devrait être vécu comme une malédiction.
Mes personnages, au moins dans certains de mes livres, ont trouvé dans la connaissance une espèce de refuge, qui se substitue au peu qu’ils connaissent d’eux-mêmes. Ils ont utilisé cette connaissance comme un moyen de donner un « sens à la vie », sans lequel ils seraient perdus. Dans cette cathédrale de données majoritairement inutiles, ils se perdent souvent, mais aucun de mes personnages ne m’amène la moindre pitié. Je préfère un sujet misérable avec une vie intérieure très riche à un sujet satisfait de son vide intérieur.

Dans Scipion, le père et le fils sont immergés dans l’Histoire et oublient de construire ou de vivre leur propre histoire. Pourquoi ?
Nous avons oublié que la petite histoire personnelle a besoin de la Grande pour s’avérer compréhensible. Notre vie amoureuse, professionnelle ou familiale requiert d’avoir en fond la connaissance de l’histoire de l’humanité pour ne pas paraître une simple accumulation de conventions gratuites. Nous sommes ce que nous sommes parce qu’une espèce particulière de singe en a accumulé l’expérience. Dans Scipion, les deux personnages en lutte sont des historiens. Ils ont la capacité de mettre en parallèle des passages historiques et des moments vécus. De ce fait, ces moments de vie acquièrent une certaine hypertrophie, qu’ils utilisent comme une façon grandiloquente d’éviter de dire certaines paroles urgentes et mesquines. Mais en passant au-dessus de cette grandiloquence, nous découvrons des sujets insécurisés et qui ont désespérément besoin de compréhension et d’affection.

Pourquoi écrivez-vous des romans ?
Une partie non négligeable de mon éducation s’est construite en lisant. En me préparant avec des éléments inutiles à des situations qui n’existent pas, il arrive que, de temps à autre, j’extraie d’un texte une perle rare de connaissance que l’on pourrait effectivement appliquer à la vie quotidienne. Dans mon expérience, il n’est pas possible d’obtenir ce qui vient en dernier sans ce qui précède. En même temps je trouve que chacun de nous aurait une vie sentimentale relativement pauvre si elle devait se réduire à son expérience individuelle stricte. J’écris mes romans comme une façon de traiter des sujets qui d’une certaine manière resteraient comme des grumeaux informes en moi, inabordables et pénibles : le vieillissement, la perte des êtres chers, la solitude, la stupidité inéluctable que nous professons tous inconsciemment. J’utilise souvent ces sujets comme une source de comédie et de rire, parce que, comme disait le physicien Werner Heisenberg, il y a des sujets qui sont tellement sérieux qu’on ne peut seulement en parler qu’en plaisantant. Et je cherche à ce que l’expérience de l’écriture de romans me procure un apprentissage. Un travail de révision de ce que je crois. Je suis convaincu que si le livre constitue un défi et un passage pour moi, avec de la chance et un vent favorable, il le sera également pour le lecteur.

Vous semblez chercher et révéler la part d’humanité de vos personnages. Est-ce exact ?
Je ne suis pas particulièrement intéressé par les héros. Ce qui m’intéresse davantage est de trouver de petites miettes d’héroïsme chez des sujets qui ne le sont pas. Il y a des personnes dont on n’imagine pas qu’elles abritent des espoirs énormes ou des mondes intérieurs très riches. Si « le mal » est le nom succinct que nous donnons à la superposition de centaines voire de milliers de faits diffus et plus grandement sans rapport, le « bien » est produit par de petites floraisons, comme s’il s’agissait de colonies de micros intentions et de désirs isolés, qui jusqu’à un certain point et d’une manière mystérieuse trouvent dans de brefs moments une cause commune. J’aime voir ces moments d’illumination chez des personnages équivoques, qui n’ont pas su créer de liens avec les autres, et écrire des romans qui décrivent ces personnages au moment même où ils comprennent pour la première fois ce qu’ils ont à faire pour vaincre l’isolement.
Vous êtes peintre, photographe, vidéaste. Quelle est la part qu’occupe la littérature dans votre vie ?
Ma littérature, ma peinture, mes photographies, partagent une même thématique : les personnes, et particulièrement la présomption récurrente que nous sommes seuls au monde, une idée qui peut seulement apparaître comme vraie si on fait abstraction du fait que nous passons notre vie entourés d’êtres humains. Quand j’écris, je choisis de révéler les mondes intérieurs de personnages qui se sentent toujours un peu isolés. Quand je peins, je superpose plusieurs de ces personnages dans de grands groupes, bien que chacun ait son propre langage graphique très particulier. Dans les photos, je transforme des situations réelles capturées par hasard en petites scènes dans lesquelles un personnage considère son existence propre. Je ne me suis jamais imposé une ou plusieurs fois le même sujet. Mais au bout de presque quarante années à me demander pourquoi je fais ce que je fais, j’ai remarqué que ces thématiques reviennent toujours dans mon travail.

La poésie affleure souvent dans vos romans…
Dans mon cas, la poésie qui peut être perçue dans le texte ne vient pas de mon désir d’élever le lecteur, ni d’élargir son horizon métaphorique, mais d’une obsession de précision. J’utilise des images qui permettent de comprendre de la manière la plus claire possible ce que ressentent les protagonistes ou qui illuminent des aspects de leurs motivations difficiles à expliquer, et qui requièrent pour être décrits l’utilisation d’analogies bien spécifiques.
Je trouve aussi qu’il y a souvent un certain rythme et une prosodie qui induisent en moi une rêverie, un état de transe, alors je sens qu’une partie de cette transe peut être transférée au lecteur. Une espèce d’opération chamanique opérée par les mots. J’écris à la première personne pour que cette imagerie, majoritairement centrée sur les états mentaux et les interprétations très risquées, soit vécue par le lecteur comme si elle lui était propre. Mais en aucun cas la poésie n’est le résultat d’une recherche formelle ou peut être considérée comme une fin en soi. Il s’agit toujours de la construction d’un monde personnel, dans lequel ces figures de style agissent comme des invitations à ce que le lecteur se convertisse peu à peu en ami intime ou en familier du personnage qui raconte l’histoire.

Avez-vous la volonté d’accéder à une dimension d’art total ou d’être un artiste protéiforme ?
L’art, qu’on le veuille singulier ou abstrait, est un. Les différents langages sont seulement des façons particulières d’aborder la même nécessité de comprendre des sentiments trop abstraits et inappréciables qui permettent de décrire d’une autre manière. J’essaye que chaque pièce de musique ou chaque peinture constitue des expériences de contact profond, où le langage choisi est simplement un véhicule qui permet de construire une espèce d’amitié, d’union avec la personne qui reçoit l’œuvre.

Vos romans apparaissent comme très visuels, voire cinématographiques. Pourquoi ces deux dimensions sont si importantes chez vous ?
L’objectif de toujours raconter est de produire une expérience que l’autre peut incorporer comme sienne. Et pour que cette expérience soit la plus corporelle possible, on doit privilégier tous les sens. Mais la vue dans notre palette perceptive est le sens le plus privilégié, c’est pourquoi je construis des scènes que le lecteur peut imaginer et qui ont une certaine composition et une lumière particulière. D’autre part, la seule discipline académique que j’ai étudiée dans un cadre universitaire est justement la réalisation cinématographique. Je finance ma vie artistique en filmant différents types de pièces audiovisuelles depuis vingt-cinq années. Il est très probable que ce monde visuel apparaisse encore dans ma littérature malgré moi.
Comment êtes-vous devenu écrivain ?
J’ai commencé à rêver d’être un écrivain et un artiste visuel à 6 ans. Un jour, j’ai fait un dessin que j’ai considéré comme « sérieux » accompagné d’un petit livre de poèmes. J’ai demandé à mes parents de le présenter à un ami à eux qui écrivait et publiait des livres.
À cette époque, je ne savais pas qui était Mario Levrero, un écrivain uruguayen renommé qui a changé très sensiblement le paysage des lettres avec un travail qui seulement aujourd’hui a trouvé la diffusion qu’il mérite. Cet après-midi-là, quand je suis allé le voir, il a lu mes poèmes et il m’a dit qu’ils méritaient d’être publiés. Tout de suite après, il a pris du papier carbone et a tapé avec une machine à écrire un tirage de six exemplaires. Cette sensation absolument magique de voir quelque chose qu’on a écrit se transformer en livre est restée en moi pour toujours. À 20 ans, j’ai publié mon premier livre véritable, et maintenant je termine l’écriture de mon huitième. Mais celui qui a eu le plus d’impact affectif reste celui publié à six exemplaires en mai 1975.
Propos recueillis par Dominique Aussenac

ICI ET MAINTENANT
DE PABLO CASACUBERTA
Traduit de l’espagnol (Uruguay) par François Gaudry, Métailié, p.175, 17

L’envol du groom Par Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°170 , février 2016.
LMDA PDF n°170
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