L’idéal serait de ne pas parler des livres dont on parle. Ou d’en parler sans rien en dire. L’idéal serait de pouvoir se taire en parlant. Comment dire ? Un récent reportage dans Le Monde revenait sur la nuit du 13 novembre aux urgences de l’hôpital Saint-Antoine. Plutôt que de trouver les mots que de toute façon ils ne trouvaient pas en accueillant les victimes, les soignants eurent le réflexe de s’en remettre à des gestes, un simple geste, tenir une main par exemple, ne pas lâcher cette main. On pourrait penser à ce que voulait dire Paul Celan, lorsqu’il affirmait qu’un poème ne veut que serrer une main. Lui qui a fait le choix de se taire dans ces poèmes, dans l’impossibilité de toute poésie, de tout discours, voire de toute écriture.
Après la mort de quelqu’un, plutôt que de dire ce qu’il y aurait à dire, qu’on ne pourra pas dire et d’ailleurs que dire, viennent très vite les propos anodins, l’échange des anecdotes. Tu te souviens, etc. Le lendemain des attentats, comme nous n’habitons pas très loin du Bataclan, nous nous sommes retrouvés avec des voisins pour discuter, se réconforter. Avec ce jeune couple qui vient d’arriver depuis quelques mois et avec qui nous avons très vite sympathisé à cause d’une histoire de mur trop mince entre nos deux appartements, avec ces deux voisins charmants, qui se trouvaient à prendre un verre dans un bar de la rue Oberkampf, où ils ont vu arriver des blessés fuyant l’horreur, recueillant dans leurs bras une jeune fille atteinte d’une balle en plein ventre, avec Ludovic et Nathalie nous avons fini par ouvrir une bouteille et déjeuner. Je ne sais plus très bien de quoi nous avons parlé, nous avions surtout besoin d’être ensemble, après ce qui venait de se passer à trente mètres de chez nous, après les blessés qu’on voyait depuis la fenêtre de notre chambre, après cet étrange silence qu’on a commencé d’entendre vers trois ou quatre heures du matin, dans cette nuit glaçante, alors qu’on cherchait le sommeil sans vouloir le trouver.
Depuis les attentats, mais cela doit faire écho à quelque chose de plus enfoui, de plus secret, j’ai un peu de mal à lire un livre qui parle de quoi que ce soit, plus que jamais les romans me tombent des mains, les histoires pourquoi les lire ? J’ai commencé ainsi cette chronique parce que je voulais parler d’un bel hommage de Paul Auster à George Oppen. On peut lire celui-ci dans une suite de textes de circonstances consacrés à des auteurs aussi peu bavards qu’André du Bouchet, Samuel Beckett et quelques autres. Dans une lettre destinée à un certain Michael dont il a oublié le nom, Paul Auster raconte comment, si peu de temps après la mort du poète, il n’est pas arrivé à écrire sur cette œuvre pourtant si importante pour lui. Sans vouloir ni pouvoir y rien dire de la poésie de son ami, il se contente de raconter quelques anecdotes, notamment à propos de la dernière visite qu’il lui fit, en février 1981. Celle de la pipe d’Oppen est trop belle pour que je ne vous la laisse pas découvrir vous-même, elle en dit beaucoup plus que tout ce qu’on ne pourra jamais dire sur sa poésie.
Des trois heures d’entretien qu’il eut avec le poète et sa femme attablés dans leur cuisine, parce que l’amitié l’empêchait de trouver la bonne attitude, le romancier ne ramena rien qu’un enregistrement inepte, dont il ne put rien faire. Ce qu’il entendit surtout en le réécoutant, nous dit-il, et ce qu’il continue d’entendre, c’est le pépiement des canaris en arrière-fond. Rappelons que l’étymologie du mot « anecdote » renvoie à « ce qui n’est pas publié », comme cette lettre retrouvée dans un carton, que l’auteur n’avait pas envoyée parce que, suppose-t-il, il en trouvait les mots trop insignifiants.
Cela me fait penser à une autre anecdote de ce livre. Lors du dîner qui rassemblait les membres du jury du prix Médicis et Paul Auster, suite à la distinction que celui-ci venait de recevoir pour son Léviathan, Alain Robbe-Grillet à un moment demanda le silence pour prononcer un discours. Mais, à la surprise générale, il parla sans prononcer un mot, semblable à un mime ou à un personnage sorti d’un film muet. Ce « soliloque muet », comme dirait Mallarmé, cette « page non écrite », cette sortie hors du discours dans le discours même, ce qui ne s’écrit pas ou qui s’écrit sans s’écrire, n’est-ce pas ce que nous pouvons lire dans les poèmes d’Oppen ? N’est-ce pas ce que nous cherchons à lire ?
LA PIPE D’OPPEN DE PAUL AUSTER
Essais, discours, préfaces traduits de l’américain par Céline Curiol, Christine Le Bœuf, Emmelene Landon et David Boratav, Actes Sud, 181 pages, 18,80 €
Poésie Les canaris dans la cuisine de George Oppen
mars 2016 | Le Matricule des Anges n°171
| par
Xavier Person
Un livre
Les canaris dans la cuisine de George Oppen
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°171
, mars 2016.