La musique est incontournable chez Anna Enquist. Et dans cette dystopie sociale qui se penche sur les liens à nouer ou dénouer au sein d’un quatuor amateur, dans un pays qui bannit la musique et les arts, fait disparaître ses vieux, abandonne les plus fragiles, redoute l’étranger, c’est elle qui se taille la part belle. Fin de l’État-providence, de la culture, du superflu, du non économiquement viable. « Les subventions se sont taries, les prix ont augmenté et la fréquentation a décliné. Certains ensembles ont disparu, des orchestres ont été dissous ». Bienvenue dans un monde amer.
À l’heure du tout rentable, dans cette Amsterdam jamais nommée, les temps donnés au loisir en ce qu’il a de pur plaisir se font rares. Un quatuor de musique classique ? Excentrique. C’est pourtant lui qui réunit les quatre principaux protagonistes du roman. Un refuge, un lieu pour s’extraire du quotidien. Ils en ont besoin. Hugo le violoniste dirige la dernière salle de concert du pays, en passe de fermer définitivement ses portes. Caroline et Jochem se croisent et s’évitent tout en vivant sous le même toit, depuis que leurs deux garçons sont morts. Il est luthier, altiste, elle médecin et violoncelliste. Le quatuor, c’est leur moment pour être « intégré, entouré, soutenu », « pas de la consolation mais une sorte de reconnaissance ». Le lieu qui leur permet de respirer à nouveau. Infirmière, toujours attentive aux autres, rarement à elle-même, Heleen, la meilleure amie de Caroline, est de celles qui donnent et qu’on oublie. La fidèle et fiable deuxième violon.
Les portraits alternent, entrecoupés par les temps musicaux. Étonnamment ? On ne ressent que très peu d’empathie pour ces personnages. Trop égoïstes, fragiles autant qu’agaçants, naïfs et idéalistes autant qu’arrogants. Rainier, le vieux soliste qui donne encore quelques leçons à Caroline, est à l’avenant, toute logique dominée par une paranoïa grandissante envers le reste du monde. Mais rapidement, on perçoit que l’essentiel du roman ne tient pas tant aux personnages qu’à leur environnement. Si proche du nôtre, et si inquiétant. Il suffit que quelques barrières sautent. Évanouie la musique classique ? On est dans une sphère du culturel difficile à esquisser. Qui peut-être semble à première vue ne concerner qu’une minorité. Mais qu’en est-il de ces personnes âgées qui disparaissent dans des maisons auxquelles nul n’a accès et meurent systématiquement dans les mois suivant leur admission ? La ville se lisse, s’uniformise. Les mégots que Caroline jette à la chaîne y sont un outrage. Et là-dessus, explose le fait divers, absurde mais seul à même de montrer, par sa brutalité immédiate, à quel point les dérives que l’on tolère, souvent insidieuses, silencieuses, souterraines, rejoignent celles qu’on n’ose pas imaginer, y compris dans ce presque aujourd’hui. Ce monde inquiétant trop proche du nôtre d’où Anna Enquist cependant se refuse à retirer tout espoir : les enfants demeurent, d’ici ou d’ailleurs, éternelle marche du monde.
Julie Coutu
Quatuor d’Anna Enquist
Traduit du néerlandais par Emmanuelle Tardif, Actes Sud, 304 pages, 21,90 €
Domaine étranger Troublants silences
mars 2016 | Le Matricule des Anges n°171
| par
Julie Coutu
Un livre
Troublants silences
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°171
, mars 2016.