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Poésie Thrène et fracas

mars 2016 | Le Matricule des Anges n°171 | par Éric Dussert

Mû par l’actualité des combats autant que par la poésie de toujours, François Boddaert est devenu l’un des poètes les plus passionnants de notre temps.

Bataille (mes satires cyclothymiques)

Éiteur éminent à l’enseigne d’Obsidiane, François Boddaert est depuis 1987 un poète remarquable qui ne se laisse pas lire sans laisser une profonde marque. Ils ne sont pas si nombreux. Son œuvre noueuse et dense est de celles que seuls bâtissent les architectes habités. Sans doute, il tient du moraliste engagé, de l’observateur conscient et de l’Homme éclairé, érudit pour tout dire – on se souvient que son intérêt pour l’histoire littéraire avait conduit aux Petites portes d’éternité (Hatier, 1992), un régal consacré aux littérateurs face à la mort, ainsi qu’au Portatif de la provocation, une anthologie conçue avec Olivier Apert (P.U. Vincennes, 2000). Si les thématiques qu’il aborde sans relâche sont graves et touchent à nos racines, elles n’occultent pour autant pas les sourires et les traits d’esprit d’un jongleur de mots (anciens et modernes), curieux de l’Histoire et de la langue, de la langue de l’histoire et de l’histoire de la langue.
Alors que l’on rend hommage aux soldats morts en 1916, son nouveau recueil Bataille est un condensé de maîtrise et de charpentage, dans une langue chantante mais caillouteuse comme un lit de rivière. En somme, Boddaert (François), poète aussi autonome qu’inventif, est sans doute le seul éditeur dont l’œuvre personnelle ne pâlit pas devant celle des auteurs qu’il publie.

À l’heure où l’on salue les soldats morts à Verdun, vous revenez sur la question de la guerre. La géopolitique et la poésie sont compatibles ?
« Géopolitique » est un terme bien compliqué pour un non-militaire ! Il s’agit plus simplement d’histoire, et plus simplement encore de ce qui nous constitue : ces strates culturelles, ce terreau dont nous sommes les fruits, issus de la sédimentation des moments de l’histoire. Et les guerres (pour une génération ouest-européenne qui a eu la chance de n’en pas faire) illustrent absolument l’homme dans sa tragique aventure terrestre : les articles, livres, émissions, films et débats sur la Grande Guerre, et particulièrement Verdun, démontrent l’inscription immarcescible de l’histoire dans la mémoire collective. Quand bien même s’échine-t-on aujourd’hui, et d’une réforme pédagogique à l’autre, à nous désapprendre d’où nous venons. Il faut d’ailleurs s’interroger sérieusement quant à cette volonté d’organiser l’ignorance pour nous faire vivre exclusivement dans le présent – à la dérive consumériste… Et de l’Ukraine à la Syrie, nous sommes ramassés sans cesse dans et par cette histoire qui impose en nous son fracas et ses ruptures, et dont la littérature se nourrit depuis toujours parce qu’elle est le lot commun des hommes qui comprennent très vite de quoi elle leur parle – une manière d’idiome féroce compris par tous. Je songe aux Tragiques de D’Aubigné, au Discours des misères de ce temps de Ronsard, aux Châtiments de Hugo, aux poètes de la Résistance. Alors oui, à l’évidence, la poésie et l’histoire sont « compatibles » (ce mot est faible) sauf à oublier une grande part de notre poésie, de La Chanson de Roland à André Frénaud, pour ne parler que des poètes français.

Vous aviez dans Vain tombeau du goût français abordé le fracas des armes et des âmes au sein de monarchies pendulaires et d’états crépusculaires de notre univers européen. Comment Bataille s’articule-t-il avec votre œuvre antérieure ?
Ça, c’est le ressassement ! Bataille reprend certains poèmes parus, sous des formes assez différentes parfois, des textes publiés dans Tombeau du goût français (1987), Ce livre de malheur, et des corps (1991), Vain tombeau du goût français (2001) et dans Consolation, délire d’Europe (2004). Mais je savais, dès le premier livre, que je reprendrais plus tard un certain nombre de poèmes (faits ou à venir) dans un ensemble qui se nommerait Bataille. Ce livre est donc le fruit d’un vieux projet : il concentre ce que je croyais avoir à dire sur la guerre et l’histoire, et qui s’est nourri au fil des ans de lectures, de documents visuels, de rêveries (si j’ose dire) et de voyages sur les champs de bataille de l’Europe. Tout ce qui nous fait ce que nous sommes aujourd’hui. Mais cette accrétion a été rendue possible, tout au long, par un travail dans la langue, afin de trouver chaque fois une tonalité propre à restituer dans le présent de cette langue les moments, les fragments de notre histoire, toujours contemporaine : Cannes, Borodino ou Verdun, c’est toujours le même carnage et c’est toujours la même humanité qui s’y abîme. Du coup, je n’hésite jamais à reprendre des vers d’un poème à l’autre ou à les changer carrément de poèmes ! De même que j’emprunte à des contemporains (rarement au-delà) des vers ou des fragments de vers qui me semblent plus « justes » que ce j’ai pu écrire moi-même : ce sont, pour ainsi dire, des prises de guerre !

Votre recueil use de formes éditoriales peu communes et les sourires et clins d’œil y sont de mise. La satire tire-t-elle le poète de la morosité où le plongent le pire, les blessures et les souffrances ?
Quand on sous-titre un livre « mes satires cyclothymiques », on n’est pas indemne de devoir s’expliquer quant à la satire, qui est la Dame « au front noir et à la voix farouche » de Théophile de Viau. C’est aussi une manière de dire que ces poèmes sont batailleurs – qu’ils ferraillent avec l’histoire douloureuse des hommes et de la langue –, et surtout pas la restitution « historique » ou savante des carnages. J’aurais pu écrire sous le titre Bataille : poèmes. Mais comme un titre doit être le blason du livre, ses armoiries, il m’a semblé que placer le corpus de ces textes à l’enseigne de la satire c’était dire précisément que je n’adoptais pas le point de vue héroïque : une bataille c’est sale, c’est bruyant, c’est sanglant, et par-dessus tout ça humilie l’homme dans son être – sauf à penser avec Démosthène que tous ceux qui participent aux batailles sont des héros et à les célébrer comme tels (ce qui est vrai d’un certain point de vue). Et puis, la satire est un peu dans mon tempérament comme elle est d’ailleurs un « marqueur » (pour parler moderne) de l’esprit français ; toute notre littérature, et donc notre poésie, en porte la marque au fer rouge. J’ai cité D’Aubigné, Ronsard et Hugo, mais la liste est longue des écrivains qui ont emprunté le chemin de la satire, à commencer très tôt par Chartier, Villon et Marot. C’est un ressort, une énergie qui infusent alors leurs vers, lui donnant un tonus particulièrement efficace en portant les mots à incandescence dans l’extrême condensation de leur objet/sujet. On a un peu oublié, hélas, les Satires de Théophile de Viau ou de Mathurin Régnier, celles, si drôles, de Boileau, les terribles mazarinades, le grand pamphlet de Nicolas Gilbert contre l’Encyclopédie, les Ïambes de Chénier contre la Terreur ou celles d’Auguste Barbier défiant la royauté. Et tous ces textes eurent une réelle importance en leur temps, et ont agi sur leur époque souvent plus efficacement que les textes plus policés ou réflexifs.

Vous admettez d’emblée un verbe pugnace, voire contondant à propos de la poésie contemporaine, « buisson d’épineux sec ». Quelle mouche… ?
La mouche du coche, peut-être ! Il me semble qu’un pan de cet art se dédie principalement chez nous à l’autocentrisme et aux aventures désuètes d’un jeu de langue bréhaigne qui s’acharne à faire de la poésie une machine célibataire, un topos souvent auto-référent qui se complaît dans l’incommunicabilité. Et plus c’est incompréhensible, plus c’est chic ! Une poésie qui ne s’adresse pas aux hommes me paraît inutile, pour ne pas dire infondée. Ou alors on se satisfera bientôt des « poèmes » écrits par les ordinateurs… Ce qui ne veut pas dire, évidemment, que le poète ne doive pas construire sa propre langue, ou pire (vu l’époque), qu’il doive se contenter du verbiage coutumier. Oser la langue, la « travailler », est même, je crois, son rôle.
Et vous dites « pugnace » : voilà bien un qualificatif qui correspond (non ?) à cette entreprise mienne de faire poème(s) dans le matériau historique des batailles, tout en me colletant avec la matière épaisse de la langue pour lui faire rendre gorge de mots, d’expressions, de tournures enfouis dans son corpus, et qu’il me plaît de réanimer : un peu comme on honore les soldats de Fleurus ou de Verdun…

Sur quel chant écrivez-vous ? Egmont ou Walkyries ?
Le chant intérieur est le plus efficace pour écrire, c’est bien connu. Celui qu’on se forge – gueuloir ou non – en mâchant, remâchant et mordant la langue qui fit par crier grâce et s’expulse de la bouche comme le matelot du ventre de la baleine dans les Histoires comme ça de Kipling ! Mais, au cas où vous auriez des doutes, je n’écris jamais au son du canon, de la mitraille, de la Diane ou de La Marseillaise (je lui préfère d’ailleurs Le Chant du départ). Au mieux, mes poèmes seraient des sonneries aux morts, avec un arrière-fond de bétonneuse car j’aime concasser mes vers avec des tournures qui rompent la tentation du phrasé fluide : on ne peut pas dire la guerre, son grand bruit de craquements-grognements-grondements, sur une musique suave ! Mais pourtant je goûte davantage les sonates de Scarlatti (Domenico) ou de Bach et Schubert que les émois des puissantes Walkyries…

La paix peut-elle inspirer autant que la guerre ?
N’étant ni professeur d’histoire ou de philosophie, ni même curé – bien qu’il m’arrive de prêcher pour ma paroisse –, je ne sais par quel bout attraper votre question. Ou alors, décidant que la paix n’est jamais qu’un moment sans guerre, vous répliquer que l’on ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure… Plus sérieusement, on peut esquiver en affirmant que tous les poèmes « guerriers », qui ne font pas exclusivement l’éloge de l’esprit batailleur ou revanchard, sont écrits pour la paix puisqu’ils dénoncent la guerre en « poétisant » les terreurs du soldat et de ceux que l’on appelle aujourd’hui les victimes civiles, innocentes ou collatérales. On lit alors le magnifique Chant de la vie et de la mort du cornette Christoph Rilke, de Rilke donc, où tout est dit sur la question. Mais Ernst Jünger, l’écrivain-soldat le plus décoré de tous les littérateurs d’Europe, affirme dans ce curieux texte intitulé La Paix : « La guerre doit être gagnée par tous », et de penser que la paix est plus difficile à conquérir que la guerre car il lui faut dominer la haine qui est au cœur des hommes par une « activité créatrice, une énergie spirituelle » qui, seules peuvent vaincre cette haine native (on peut rêver). C’est à voir, si l’on prend l’exemple de Péguy, parti au front mortel avec entrain ; il possédait cette « activité créatrice », et ne manquait aucunement de cette « énergie spirituelle ». Apollinaire non plus, etc. Maintenant, que la paix inspire les poètes, je n’en doute pas et les preuves existent, nombreuses. Ainsi je citerai Ronsard ou La Fontaine qui ont commis des Ode pour la paix qui ne sont pas des chefs-d’œuvre. Mais revenons à Jünger, à son assertion propitiatoire, ne fait-elle pas écho à ces mots de Démosthène que je cite à la fin de Bataille : « Je ne crains pas d’assurer que, dans l’une et l’autre armée, la défaite n’est pas pour les guerriers qui meurent au combat : ils sont eux aussi victorieux… » On voit là qu’à travers les siècles la boucle est bouclée, sur les cadavres inutiles des soldats et dans les plaies des estropiés…
Propos recueillis par Éric Dussert

Bataille (mes satires cyclothymiques)
de François Boddaert
Tarabuste, 143 pages, 13

Thrène et fracas Par Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°171 , mars 2016.
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