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Traduction Vincent Pauval

avril 2016 | Le Matricule des Anges n°172

Chronique des sentiments, d’Alexander Kluge

Chronique des sentiments : livre I, Histoires de base

Ma première rencontre avec l’œuvre de l’écrivain et cinéaste allemand Alexander Kluge fut impromptue et intuitive. Elle eut lieu un jour de printemps 2001, au détour d’une émission littéraire dont il était l’invité. Lorsque le présentateur en vint à rappeler la parution sensationnelle, quelques mois auparavant, de Chronique des sentiments, la fulgurance de ce titre m’interpella, s’imposa à moi comme la certitude viscérale d’avoir enfin trouvé une substance assez riche et universelle pour répondre à mes questionnements romantiques. J’avais alors 20 ans et poursuivais des études de lettres, vite lassé de ce que d’aucuns qualifient désormais d’« études littéraires à la française » pour désigner une démarche qui restreint l’interprétation des textes littéraires à l’examen de leurs caractères immanents se rapportant à leur structure, aux conventions de genre, à la langue et ses raffinements. Ainsi commençait-on par vérifier la qualité d’une œuvre à partir de critères essentiellement rhétoriques et esthétiques, en minorant les contextes et les discours qui l’informent, et, plus généralement, les rapports multiples que son économie peut entretenir avec le réel, l’histoire, la pensée, les savoirs et le politique. Sans doute est-ce pour m’avoir délivré un peu de cette approche, en faisant des contextualités le principe même de sa poétique, réinstaurant entre matière et manière l’adéquation élémentaire et radicale où les mots, censés ne suivre que leurs motifs propres, balaient contraintes et artifices, que la lecture de Chronique des sentiments d’Alexander Kluge me fit l’effet d’une véritable révélation.
Ce pavé de deux mille pages, réunissant l’intégralité des récits d’Alexander Kluge, ne manqua pas, en effet, de fracasser la petite idée très commode que je me faisais alors de la « littérarité ». Monument hybride, sa composition n’avait rien d’une « chronique » à proprement parler, ni d’aucun autre genre littéraire déterminé. Le lecteur est pris dans un tourbillon imprévisible d’ « histoires » comiques, tragiques, grotesques ou sérieuses, tout un univers saturé de jeux d’esprit brillants, de dialogues décapants, de parodies admirables de subtilité, d’analyses à la fois cruelles et pleines d’empathie, de propositions aussi cocasses qu’invraisemblables, de réflexions clairvoyantes autant qu’hilarantes. Il est surpris et fasciné par ce trésor de références, puisées dans les plus improbables bibliothèques, comme par la variété encyclopédique des thèmes abordés, allant du simple fait divers à la fresque historique, de la description aussi vive que méditée d’un simple instant au commentaire génialement décalé d’une légende millénaire. Sans compter les images. Malgré son apparente disparité, le tout est relié par un enjeu fondamental consistant à faire l’inventaire précis et détaillé de l’expérience humaine, c’est-à-dire de nos sentiments, pour l’exercice de notre discernement, inventaire que l’auteur n’a cessé de poursuivre jusqu’à ce jour, d’une plume alerte et généreuse, l’augmentant régulièrement de nouveaux livres.
Le projet de traduction dont Chronique des sentiments – Livre I – Histoires de base offre un magnifique avant-goût, se greffe sur cet immense chantier en constante progression depuis un bon demi-siècle, chantier narratif qu’il réorganise selon un agencement inédit destiné à lui prêter une meilleure cohérence d’ensemble, conformément au désir de l’auteur. Pour cette conception nouvelle il aura fallu tantôt retirer un texte ici et le replacer ailleurs, tantôt intervertir ou intégrer des centaines de pages, si ce n’est littéralement transformer des chapitres entiers. Voici donc que des textes plutôt récents, datant des années 2012 et 2013, côtoient des textes bien plus anciens, comme la Description de bataille, même si celle-ci n’a plus grand-chose à voir avec sa version de 1964, ni avec celle de sa traduction de 1966 reprise en tenant compte des nombreuses modifications subies depuis lors par ce corpus, à mesure que les événements de Stalingrad s’éloignent dans les mémoires : le documentarisme, dominant au départ, a finalement cédé du terrain à la fiction. L’un des pièges à éviter aura été notamment de ne pas traduire cette précision documentaire par une neutralité sans relief, une fadeur insignifiante. Car en vérité l’écriture de Kluge est d’une densité et d’une finesse rares, tout en nuances et en variations. Sous le ton impersonnel et dépassionné, on perçoit la voix chaleureuse du conteur, parfois ses ricanements. La rigueur laconique et dépouillée de son expression reste imprégnée de la saveur discrète et nonchalante des conversations. Afin de la distiller, il aura fallu négocier phrase par phrase avec les modèles français dans la langue et le style desquels il prétend se traduire lui-même, en esprit, lorsqu’il écrit : Montaigne, Gide, etc.
L’autre obstacle fut précisément son recours abondant et souvent espiègle à ce type de repères sous forme de citations implicites, volontiers modifiées, détournées, arrangées ou carrément inventées pour les besoins d’un développement, d’une épigraphe. Que d’heures passées à pister tel passage erroné de Hegel, telle fausse réminiscence de Pouchkine, à déchiffrer tel exergue « dada »… Et encore, cela ne représentait qu’une partie du travail de recherche à fournir pour s’adapter au vaste éventail des connaissances et des lexiques sollicités : de la psychologie de groupe aux stratégies militaires, de l’architecture de la Révolution française aux opéras de Wagner, du sperme congelé de Nietzsche à la notion adornienne d’ « affirmation ensauvagée de soi », et j’en passe.
C’est enfin la réussite exaltante d’une belle aventure collective que d’avoir su livrer au lectorat francophone la transposition agréable et juste que mérite un pareil chef-d’œuvre.

Vincent Pauval


* Édition dirigée par Vincent Pauval. Textes traduits de l’allemand par Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Hilda Inderwildi, Alexander Neumann, Jean-Pierre Morel et Vincent Pauval.

Vincent Pauval
Le Matricule des Anges n°172 , avril 2016.
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