Jacques Abeille peut se vanter de connaître un sort éditorial unique : tandis que tant d’auteurs prometteurs, arrogants à la mesure du tonitruant de leur démarrage, mangent la poussière avant d’imprimer leur millième page, il traverse les décennies à dos d’éditeurs sans cesse différents, souvent les plus militants et les plus amicaux, et toujours parmi les plus indépendants. Cette année, il connaît ce que l’on peut appeler un jubilé grâce au Tripode, trente-quatre ans après la publication par Flammarion des Jardins statutaires, premières pierres d’un « cycle des Contrées » désormais présent dans toutes les bonnes librairies.
Durant ces années, Pierre Laurendeau, Reynald Mongne, Joëlle Losfeld, Serge Safran, Christian Laucou puis Frédéric Martin ont accompagné avec une singulière ferveur cette œuvre qui appartient désormais au cœur de notre littérature, à sa partie dure si l’on préfère évoquer le marbre de notre patrimoine littéraire, à cette zone d’inévitable accord des lecteurs face au talent, et à l’œuvre qui porte. En particulier parce que la bibliothèque construite par Jacques Abeille appartient à la précieuse catégorie des œuvres pour écrivains, c’est-à-dire des livres goûtés par des gens du métier qui savent reconnaître le talent d’un pair et, souvent, d’un talent supérieur. Qu’on n’aille pas imaginer une position infamante, c’est tout le contraire : Charles-Albert Cingria ou André Dhôtel en sont qui n’étaient certes pas des best-sellers. Savoir réjouir et combler des lecteurs si précieux, c’est le gage ferme d’une création de grande qualité, une imparable garantie d’importance tant que les vecteurs de la notoriété n’ont pas su rameuter le plus grand nombre des lecteurs.
Les éditions Le Tripode qui ont pris en charge la plupart des titres d’Abeille et accumulent les livres à son propos (encore deux ce printemps : un recueil d’essais universitaires et un savoureux digest illustré présentant titre par titre les livres du cycle des Contrées) pourraient sans trop abuser ajouter un bandeau à cet ensemble qui mentionnerait « Attention : classique ». Ça ne serait pas mensonger, et Bernard Noël ne disait pas autre chose il y a quelques années lorsqu’il plaçait Abeille le Bordelais auprès de Dino Buzzati, John Maxwell Coetzee, Julien Gracq, Michel Bernanos ou Edmond Puységur (La Grande Bibliothèque, 1984).
Jacques Abeille déplace ses fantasmes dans un monde imaginaire qu’il a dû construire territoire par territoire.
Avec Le Veilleur du jour (1986), La Clef des ombres (1991) Les Voyages du fils (d’abord L’Homme nu, puis Les Lupercales forestières dans la genèse de l’œuvre) ou Les Carnets de l’explorateur disparu (1991), Les Barbares (2011) et La Barbarie (2011) ou la Chronique scandaleuse de Terrèbre (1995), le cycle des Contrées forme un ensemble énigmatique au charme puissant. Un « rêve éveillé » disait en substance Bernard Noël. Il est vrai que l’univers d’Abeille est flottant et doux comme un songe,...
Événement & Grand Fonds Jubilé des contrées
En 1982, Jacques Abeille découvrait les jardins fantastiques où poussent les statues. Son « cycle des Contrées » est entré depuis dans l’étroit club des grands livres de la littérature française.