Il y a vingt ans, lorsqu’il avait 20 ans, le narrateur est devenu un invécu. Un beau jour, il a renversé et tué un vieil homme qui sortait ses poubelles. Depuis lors, rongé par la culpabilité – celle d’avoir survécu, de ne pas même avoir été blessé –, il s’est englué dans le temps, ressassant le drame, ne vivant plus qu’au conditionnel, réinterprétant sans cesse ce qui s’est passé, fuyant ses responsabilités ou les assumant, se sentant tour à tour coupable ou victime, imaginant que le drame n’ait pas eu lieu : « Le visage en miettes du vieil homme ne se précipiterait pas vers le conducteur comme pour vouloir l’embrasser, ni ses lèvres déchirées par le verre ni aucune de ses dents ne se réduirait en poussière. La langue arrachée ne se faufilerait pas vers les essuie-glaces bloqués entre ses doigts (…). Le corps du vieil homme serait plaqué contre le capot de la voiture, le pare-chocs lui aurait brisé les genoux qui se plieraient en angle inversé, dans quelques instants il déchirerait la haie pour s’immobiliser huit mètres plus loin contre la façade du pavillon. » Comme le corps du paisible retraité, l’identité du narrateur s’est disloquée. Il n’a plus de nom, se croit tour à tour SDF, mort, veilleur de nuit, etc., et on ne sait pas très bien si les personnes qui le hantent sont elles-mêmes vivantes ou mortes, réelles ou hallucinées : « Aucune réalité ne s’accroche à moi. Autour de moi quelque chose comme une mélancolie grisâtre semble exister. » Avec ce quatrième livre, Andréas Becker réalise avec des mots ce que Francis Bacon avait réussi avec la peinture : faire disparaître les contours du réel, le montrer tel qu’il est : ni difforme ni informe, mais angoissant. Chacun à leur manière s’attaque à l’intégrité du corps et de l’âme pour les faire imploser. Un coup de force.
Éric Bonnargent
LES INVÉCUS
D’ANDRéAS BECKER
La Différence, 203 pages, 18 e
Domaine français Les Invécus
mai 2016 | Le Matricule des Anges n°173
| par
Eric Bonnargent
Un livre
Par
Eric Bonnargent
Le Matricule des Anges n°173
, mai 2016.