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Traduction La musique retrouvée de Dante

mai 2016 | Le Matricule des Anges n°173

L’Enfer en hendécasyllabes et en rimes ? C’est chose faite sous la plume de la traductrice multi-primée Danièle Robert.

La Divine comédie : enfer

Toute nouvelle traduction de la Divine Comédie est un événement. Et il est clair que celle-ci fera date, première à s’affronter au grand poème dantesque dans sa globalité. Première à en rendre sensible, en une langue dense et précise, infiniment ramassée sur elle-même, l’intime connexion entre le fond et la forme. Cette forme justement, qui jusqu’ici résistait au passage, voici qu’elle apparaît telle que pensée et construite par Dante, rendue à ses principes métriques et prosodiques. En regard du texte original, les terzine – strophes de trois vers qui rythment les chants – se découpent en une alternance souple d’hendécasyllabes et de décasyllabes rimés, et la tierce rime (le premier vers de la strophe rimant avec le troisième, et le deuxième avec le premier de la strophe suivante), longtemps jugée « impraticable », produit un saisissant effet d’enchaînement au fil de la lecture. Cette longue tresse qui se déroule, Danièle Robert l’a travaillée au plus près du vers et de son rythme propre, au plus près des intonations de cette langue italienne naissante, très loin des partis pris de Jacqueline Risset par exemple, dont la traduction de référence privilégiait le caractère fiévreux, la vitesse et l’emportement du poème. Ici, de la rime et du mètre, la contrainte consentie produit une tension cristalline de la forme, générant des effets d’étrangeté qui n’occultent pas, sous le vers, la présence de la langue d’origine. Et de « ce long poème (…) si tourmenteux » laisse entendre à la fois la rigueur et l’incroyable musicalité.

Danièle Robert, après les Écrits érotiques (Actes Sud, 2003, prix Laure-Bataillon) et les Métamorphoses d’Ovide (Actes Sud, 2007), après la traduction de l’œuvre poétique de Paul Auster (Disparitions, Actes Sud, 2004) ou celle des Rime de Cavalcanti (Vagabonde, 2012, prix Nelly-Sachs), comment ce projet de traduction est-il né ? Quelle en est la généalogie, personnelle et éditoriale ? Et combien de temps pour traduire ce monument fondateur de la littérature et de la langue italiennes ?
L’idée de proposer une nouvelle traduction de la Comédie est née dès après celle des Rime de Guido Cavalcanti : je peux dire que ce poète immense – considéré comme le plus difficile de toute la littérature italienne, initiateur de la lyrique moderne et contemporaine non seulement en Italie mais dans toute l’Europe –, m’a donné irrésistiblement envie de relire Dante, celui que Cavalcanti (que Dante nommait le primo amico – « le plus grand de ses amis », son aîné de quinze ans) avait fait entrer dans le cercle des Fidèles d’Amour (une société secrète de gens de lettres à l’intersection de deux cultures, la lyrique provençale des troubadours et la mystique soufie, ndlr) à 18 ans. Cette relecture a suscité en moi une interrogation : pourquoi ce qui s’avérait possible pour l’œuvre de Cavalcanti, à l’épreuve de laquelle je venais de m’affronter selon les principes qui sont les miens depuis maintenant trente ans, ne pouvait-il l’être pour Dante ? Pourquoi ne pas m’y essayer ? Après quelques hésitations, car la doxa en la matière joue un rôle important, j’ai néanmoins franchi le pas et tenté la traduction du chant III, qui situe Dante et Virgile devant la porte de l’enfer avec le célèbre : Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate ! (« Vous qui entrez, laissez toute espérance ! »), en respectant la forme terzina et la tierce rime.
J’ai envoyé ce chant à Jean-Baptiste Para qui l’a accueilli avec enthousiasme dans la revue Europe. Forte de cet encouragement, j’ai poursuivi et proposé le projet à mon éditrice chez Actes Sud, Marie-Catherine Vacher, qui a toujours ardemment soutenu les projets que je lui ai soumis depuis les Métamorphoses d’Ovide. À partir de là et après l’accord de la direction, tout s’est mis en place et, à chaque étape, j’ai trouvé une adhésion totale au projet ; le résultat répond entièrement à mes attentes, tant sur le plan du choix de couverture que sur celui de l’édition bilingue du texte, avec la visualisation des terzine qui constituent le corps même du poème, et l’accueil d’un appareil critique qui me paraît indispensable pour un texte aussi foisonnant. Enfin, pour répondre à votre dernière question, la traduction aura pris deux ans, non-stop ; je n’aurais pu entreprendre aucun autre travail en parallèle durant cette période, tant la plongée dans cette œuvre est requérante.

En 1965, pour le 700e anniversaire de la naissance de Dante, Tel Quel célébrait la modernité de son écriture. De quoi est faite cette modernité et pourquoi revisiter Dante aujourd’hui ?
Dante est profondément moderne dans sa conception de l’œuvre d’art ; il l’était en son temps, faisant partie – grâce à Cavalcanti, comme je l’ai souligné – du mouvement d’avant-garde issu du cercle des Fidèles d’Amour, qui jetait les bases d’une poésie éminemment novatrice : le stilnovisme, dont les effets allaient se déployer dans toute l’Europe et qui doit son nom à la désignation par Dante lui-même de cette nouvelle écriture, le dolce stil novo. Moderne, il l’est aujourd’hui encore par l’adéquation parfaite que Dante a réalisée, consciemment et obstinément, entre son propos et la forme choisie pour le faire s’épanouir, celle-ci engendrant celui-là. Le but qu’il poursuit à travers ces trois règnes que sont l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, c’est de faire comprendre au lecteur le fondement essentiel – même si paradoxal – du monothéisme chrétien : la Trinité ; et pour ce faire, il construit son poème selon un schéma qui repose sur les chiffres 1 et 3 et leurs multiples. La base de cette structure c’est la terzina, cette strophe de trois vers hendécasyllabes (soit trois fois onze syllabes = trente-trois), et un jeu de rimes qui s’entrelacent par trois et propulsent le poème selon une dynamique extraordinaire.
L’autre élément de cette structure, c’est le cercle que l’on trouve dans chacun des trois règnes, les personnages étant pris dans un tournoiement incessant, tant pour la descente au centre de l’enfer que pour la montée sur la colline du purgatoire puis vers les ciels qui conduisent à la Rose des justes, où se trouve, dans l’immobilité, Dieu. Mouvement tournant sur un rythme ternaire qui affirme d’un bout à l’autre du poème : 1 = 3, 3 conduit à 1, et ce sont les rimes qui fondent et soutiennent ce rythme. Mais la modernité dantesque ne s’arrête pas là : n’oublions pas que Dante forge à ce moment la langue italienne qui se parle et s’écrit aujourd’hui.

Sur ce plan strictement linguistique justement, quelles sont les difficultés auxquelles vous avez dû vous affronter ? Archaïsmes, emprunts, néologismes ?
Les difficultés sont très grandes sur ce plan, en effet – mais tellement stimulantes ! Il y a tout d’abord les emprunts au latin, extrêmement nombreux ; on sait la connaissance intime que Dante avait de cette langue – deux de ses ouvrages, le De vulgari eloquentia et le De monarchia, sont rédigés en latin –, utilisée par lui avec une richesse d’invention stupéfiante ; ainsi, il n’hésite pas à fabriquer de nouveaux mots : c’est le cas du verbe appulcro (« j’embellis ») qu’il crée à partir de l’adjectif latin pulcher, qui signifie « beau ». Par ailleurs, le poème tout entier est nourri de références très précises aux vers de l’Énéide, des Métamorphoses d’Ovide ou de la Pharsale de Lucain : parfois traductions pures et simples de fragments, comme il était courant de le faire à l’époque, parfois recréations à partir de ces emprunts. Ma propre connaissance du latin m’a été, pour tous ces passages, d’une aide inestimable. Mais les créations linguistiques se font également à partir de termes provençaux, florentins, siciliens, issus de toutes les autres régions où Dante a séjourné, et puisés dans les différents registres de la langue parlée. J’en donnerai trois exemples : l’adjectif gaetta, qui qualifie la panthère rencontrée au sortir de la forêt obscure, vient du provençal caiet et signifie « bigarrée » ; le terme zanca, qui désigne la jambe en dialecte toscan, est employé par Dante dans une expression volontairement sarcastique à la place du classique gamba : di quel che si piangeva con la zanca, que j’ai traduite par « de celui qui des gambettes pleurnichait » pour aller dans le sens du ton familier et ironique (bien sûr, il faut lire l’intégralité du passage pour en goûter toute la saveur).
Enfin, Virgile rencontrant un pécheur originaire de Mantoue, comme lui, se met à parler comme un paysan mantouan et lui dit istra ten va !, ce qui signifie « va-t’en maintenant » et que j’ai rendu par « va-t’en, à c’t’heure ! » Ailleurs, c’est le dialecte bolonais qui affleure, parlar sipa signifiant « dire oui » comme à Bologne, c’est-à-dire, parler bolonais donc être natif de la ville. Tout le poème fourmille d’inventions de ce type : parfois des chausse-trapes, le plus souvent des incitations, pour le traducteur, à exercer sa propre créativité afin d’être au plus près des intentions de l’auteur, du niveau de langue qu’il emploie, de la diversité de sa palette lexicale.

Revenons à la question de la rime. Son maintien en traduction est souvent contesté en ce qu’il enkysterait le poème dans une forme figée, jusqu’à le tirer parfois vers le pastiche. Quelle est votre position à ce sujet ? Par ailleurs, les traducteurs qui se sont affrontés à la Comédie ont toujours favorisé une approche partielle, défini des partis pris (le récit, la rime, le rythme…). Comme dans votre traduction des Rime de Cavalcanti, vous avez pris le parti d’une approche « totale » du poème – en travaillant à rendre l’harmonie que Dante a su instaurer entre le fond et la forme, en ne négligeant ni le sens, ni la structure formelle, ni – surtout – la musique du texte. C’est une première…
Je m’inscris totalement en faux contre l’opinion, pourtant très répandue en France, hélas, selon laquelle l’emploi de la rime serait obsolète de nos jours et gauchirait le texte en obligeant le traducteur à des contorsions qui en dénaturent le sens. La rime, certes, s’inscrit dans une certaine conception de la création poétique. Il est bien évident que l’on n’écrit plus de nos jours de vers rimés (quoique… voyez Pasolini dans Les Cendres de Gramsci… ou encore, pour ne citer qu’elle en France, certains pans de l’œuvre de Jacques Roubaud) ; mais lorsqu’on doit traduire un poème qui a été conçu par son auteur selon des règles métriques et prosodiques qui, à son époque, avaient un sens bien précis, je pense que laisser de côté cette dimension c’est amputer l’œuvre d’une partie importante de ce qui fait son caractère propre et son originalité.
Dans le cas de Dante c’est absolument évident, car la rime, pour lui – et plus exactement ce système « pensé, calculé », comme le dit Bruno Pinchard, que constitue la tierce rime – n’est en aucune façon un ornement, un élément secondaire du poème : elle est au cœur de tout le dispositif qui lui permet de construire la Comédie. Comment, dans ce cas, l’ignorer en prétendant être plus « fidèle » au texte de cette façon ? Pour ma part, il m’aurait été impossible d’envisager cette traduction sans tenir compte de sa forme dans sa totalité, en ne prenant pas en compte tous les éléments qui nous font entendre la voix du poète.

Vous évoquez en introduction du volume le caractère très « corseté » de la forme dantesque, sur un plan métrique et prosodique. Mais vous démontrez simultanément que ces contraintes formelles constituent une sorte d’accélérateur de créativité chez le poète, l’obligeant à plier la langue au cadre qu’il s’est imposé. Le même processus est-il à l’œuvre lorsque vous vous emparez du texte pour le traduire ?
Oui, c’est exactement le même processus, et c’est ce qui est le plus fascinant dans l’art de traduire ; car cet acte d’écriture qu’est la traduction littéraire est bien un art, aussi créatif que peut l’être l’interprétation d’un rôle pour un acteur ou d’une partition pour un musicien. L’un comme l’autre se trouvent face à un objet à la fois fini, donc contraignant par les lois subtiles auxquelles il obéit, et totalement malléable entre leurs mains. Le traducteur, comme l’acteur ou le musicien, doit respecter la forme-sens de l’objet et en même temps y mettre son vécu, sa culture, ses goûts, ses préoccupations, ses convictions, sa sensibilité, son style afin de le transformer en un autre objet qui lui appartient en propre. Plus le texte est « difficile », c’est-à-dire lui résiste par sa nature même et sa complexité, plus il puise dans sa propre langue tout ce qui peut l’aider à vaincre cette résistance – c’est-à-dire à se rapprocher au maximum de ce que l’auteur a « voulu » – et la contrainte même lui ouvre la porte à la libération de ses capacités. C’est une alchimie assez mystérieuse.

On sait que la question de la traduction de la poésie radicalise la notion d’impossibilité générique à traduire – citons Antonio Prete, que vous avez traduit (À l’ombre de l’autre langue. Pour un art de la traduction, les éditions chemin de ronde, 2013) : « L’imperfection est l’horizon exact du traducteur. » En quoi le texte dantesque constitue-t-il une sorte de défi ultime à la traduction ?
Il faut distinguer la notion d’impossibilité de celle d’imperfection. Le fait que le texte traduit soit forcément imparfait par rapport au texte original ne fait aucun doute ; dans la lecture que chaque traducteur donne de l’œuvre, il y a bien sûr une part de perte, qu’il faut savoir assumer : la traduction n’est jamais un clone du texte original ; cette perte s’accompagne toutefois d’une compensation non négligeable et j’ai entendu ou lu plusieurs auteurs contemporains dire qu’ils avaient découvert dans leurs œuvres, après traduction, des choses qu’ils n’avaient jamais soupçonnées. Quant à l’impossibilité de traduire certains textes et en particulier la poésie, je n’y crois pas du tout : rien n’est intraduisible, du moins pour les langues qui ont un fond linguistique, syntaxique commun.
Mais même si l’on prend une langue comme le chinois, qui est à l’opposé de nos codes occidentaux tant sur le plan graphique que grammatical, les ressources de l’énergie créatrice, quand la volonté de traduire est là (de même que le talent du traducteur), sont inépuisables : regardez ce qu’a fait André Markowicz sur la poésie chinoise des VIIe et VIIIe siècles (Ombres de Chine, Inculte/Dernière marge, 2015) à partir d’une réflexion extrêmement pertinente et avec une réelle audace – reconnaissons-le –, qui en fait hurler plus d’un mais qui, personnellement, me ravit. Il bouscule tranquillement les idées reçues et cela aussi, c’est un geste créateur. Et, qu’on le veuille ou non, l’essentiel c’est que ce qu’il nous donne à découvrir de cette poésie si lointaine est d’une beauté que, sans sa traduction, nous ne connaîtrions peut-être pas à ce degré.

Vous affirmez également la notion centrale d’hospitalité de la langue cible, de sa capacité à accueillir l’Autre et à en laisser résonner l’étrangeté. C’est à cet élargissement de la langue, à cette interpénétration intime des langues que doit tendre tout traducteur ?
C’est la raison même de l’acte de traduire. L’hospitalité joue dans les deux sens, le mot latin hospes désignant à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu, tout comme le mot français « hôte » qui en est issu, ainsi que l’italien ospite. La langue du traducteur est hospitalière, en ce sens qu’elle accueille « l’autre » langue avec toutes ses composantes, familiarité comme étrangeté, dans le but de donner naissance à un autre texte, de même que la langue de l’auteur accueille la langue du traducteur dans ce qu’elle a de spécifique, d’unique, d’intime. Et cet échange qui peut se multiplier à l’infini, en fonction des époques, des pays, des individus, est d’une richesse inouïe. La perte est donc, dans cette perspective, bien inférieure au gain inestimable que procure l’art de la traduction.

Travaillez-vous déjà à la traduction du Purgatoire  ?
Bien sûr. J’ai immédiatement enchaîné pour ne pas perdre le rythme, justement, pour rester dans le ton, dans la note, dans la proximité du texte. Je suis convaincue que, si je m’étais arrêtée, j’aurais eu de grandes difficultés à reprendre. Pourtant, l’atmosphère du Purgatoire est très différente de celle de l’Enfer, beaucoup plus douce, plus sereine. On y respire mieux. Les pécheurs rencontrés ne sont pas des damnés, ils le savent ; ce sont des repentis qui espèrent atteindre un jour la félicité après s’être purifiés de leurs fautes. Ni violence entre eux, ni cris ni tortures épouvantables ; leurs peines sont acceptées comme passage obligé vers la lumière. Mais on aurait tort de considérer cette partie comme moins intéressante que l’Enfer ou le Paradis  ; je découvre chaque jour sa puissance évocatrice et la splendeur de ses images.
Danièle Robert
Propos recueillis par Valérie Nigdélian

Enfer de Dante Alighieri
Traduit de l’italien, préfacé et annoté par Danièle Robert,
édition bilingue, Actes Sud, 528 pages, 25 e

La musique retrouvée de Dante
Le Matricule des Anges n°173 , mai 2016.
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