Que ceux qui ont trouvé quelque intérêt à ce livre soient ici sincèrement remerciés. Il n’en reste pas moins que je ne peux l’accepter : la compétition, la concurrence et la rivalité sont à mes yeux des notions étrangères à l’écriture et à la création. La littérature, telle que je l’entends en tant que lecteur et, à présent, auteur, veille de près à son indépendance et chemine à distance des podiums, des honneurs et des projecteurs ». Par ces mots, Joseph Andras, Normand de 31 ans, signifiait dans une lettre adressée le 12 mai aux membres de l’Académie Goncourt, son refus de recevoir le Goncourt du premier roman que ces messieurs-dames les jurés lui avaient décerné quelques jours plus tôt. Évacuons assez vite ce bruit de fond autour de l’attribution contrariée de ce prix à ce jeune écrivain jusqu’alors inconnu. Il ne veut jouer ni le jeu des médias ni moins encore celui du milieu littéraire, c’est son droit. Seul le fait d’écrire compte à ses yeux et c’est tout à son honneur de ne pas courir après les honneurs. Bref, concentrons-nous plutôt sur son livre qui nous transporte près de soixante ans en arrière, dans une Algérie en proie aux déchirements. Pour ce premier roman ambitieux, Joseph Andras met en scène Fernand Iveton, un nom à peu près totalement oublié en France mais une figure connue voire reconnue de l’autre côté de la Méditerranée. Et pour cause, Fernand Iveton c’est cet ouvrier militant communiste qui prend assez vite fait et cause pour l’indépendance algérienne. Sympathisant du FLN, il planifie le plasticage d’un local désaffecté de l’usine où il travaille. Par principe, se défendra-t-il au tribunal, il ne voulait pas porter atteinte à la vie mais causer des dégâts matériels pour frapper les esprits. Bien que la bombe n’ait pas explosé, l’homme est pourtant condamné et guillotiné en février 1957. Ni un certain François Mitterrand, alors ministre de la Justice, ni René Coty, le président de l’époque, n’interviennent pour sauver sa tête. Après un procès expéditif et comme joué d’avance pour satisfaire l’opinion, Iveton sera, de toute la guerre d’Algérie, le seul Européen exécuté ainsi.
Dans un récit qui cherche clairement à réhabiliter ce personnage effacé des tablettes de l’Histoire côté français, Joseph Andras retrace le fil des événements qui mettront ce militant anticolonialiste aux prises avec les forces politiques de cette période mouvementée. Le travail de reconstitution, qui nous fait passer par toutes les phases des derniers mois de la vie d’Iveton – arrestation, interrogatoire, procès, détention – se veut documenté, par souci de rigueur factuelle, et toujours mené à hauteur d’homme. Au-delà de la recontextualisation nécessaire à la compréhension des enjeux qui entourent la mort prochaine du personnage (qu’on pense seulement à l’ambiguïté des communistes guère enclins à épauler officiellement leur camarade), Andras reprend, par bouts, par bribes, le fil de l’histoire intime de cet idéaliste très tôt devenu partisan d’une Algérie souveraine, rendue à elle-même : « on dit que l’Algérie c’est la France, c’est vrai, mais c’est quand même pas pareil, faut bien dire ce qui est ». La conduite du récit entrelace ainsi passé et présent, passant sans transition de l’un à l’autre, un peu à la manière du principe du fondu enchaîné au cinéma. L’histoire fait retour sur une enfance modeste et recompose avec une infinie délicatesse l’amour qui va lier, d’abord en France, Fernand à Hélène, sa future épouse et soutien indéfectible, jusqu’au bout. De toutes les « pièces diffuses de leur histoire », la scène de leur toute première étreinte est sans doute la plus touchante. Ces incursions dans le passé du personnage, ces coups d’œil rétrospectifs donnent plus encore de relief et de profondeur à Fernand Iveton, par quoi Joseph Andras sort des sentiers balisés de la biographie romancée ou du roman biographique, c’est comme on voudra dire. L’auteur devient chargé d’âme en redonnant vie et voix à ce Fernand Iveton qui, derrière les barreaux, « rassemble les morceaux que sa mémoire lui restitue, avec plus ou moins de résistance, pour constituer un bloc, parpaing d’amour seul à même, face à un futur incertain, d’éclater les os et les mâchoires de leurs bourreaux ».
Que les jurés du Goncourt aient voulu saluer l’extrême maîtrise de cette première publication n’est donc en rien étonnant (si extrême, soit dit en passant, que certains ont d’abord cru qu’il pourrait s’agir d’un écrivain réputé voulant, derrière un prête-nom, rejouer le coup de la doublette Gary/Ajar). La maturité de l’écriture, qui donne souvent dans un lyrisme dont on pourrait dire qu’il est tamisé, revisite bien des thèmes, de l’engagement à la camaraderie, souvent abordés ailleurs mais rarement avec autant de justesse. Livre des attaches et des arrachements, ce roman rapièce, couture, comme on le ferait d’une blessure à vif, les pans d’une existence qui se voulait loin du fracas de l’Histoire. Une très belle stèle.
Anthony Dufraisse
De nos frères blessés
De Joseph Andras
Actes Sud, 138 pages, 17 €
Domaine français Une stèle pour Iveton
juin 2016 | Le Matricule des Anges n°174
| par
Anthony Dufraisse
Avec De nos frères blessés, Joseph Andras réhabilite cet anticolonialiste guillotiné en 1957 pour tentative d’attentat à Alger.
Un livre
Une stèle pour Iveton
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°174
, juin 2016.