Jorge Carrión est loin d’être le seul à s’intéresser aux destinées post-apocalyptiques que notre temps ne permet pas de rendre totalement improbable. On ne sait quelle catastrophe a rendu cendreux le monde de La Route de Cormac McCarthy. Ici une certitude : elle fut nucléaire et embrasa en 2035 une planète que nul ne peut plus fouler. Il faut une bonne dose de présomption pour s’attaquer à ce thème rebattu. Mais à cet après de la disparition de l’humanité, au sein de cette science-fiction brillante, l’écrivain espagnol ajoute la difficulté considérable d’animer un huis clos.
Nous sommes à Pékin, du moins ce qu’il en reste, dans un de ces bunkers issus de la tyrannie de Mao, et conçus pour résister et tenir de longues années. Cela fait treize ans et demi qu’une « communauté » d’une dizaine d’êtres humains se discipline en cette prison : « Le drame et l’absurde : notre vie ici ». Jusqu’à ce que les réserves s’épuisent avant une mort que l’on sait inévitable. Cette microsociété est nantie d’une « Loi », un « Pacte », qui est une constitution miniature, administrée par Chang.
Il faut alors animer un récit statique, pourtant destiné à ne rien voir se passer qui bouleverserait la donne ; et Jorge Carrión sait y réussir, menaçant de nous ennuyer, puis galvanisant notre intérêt. Anthony, devenu fou furieux, est enfermé dans le sous-sol, s’échappe, étouffe Kaury, puis est abattu. Et tandis que le narrateur, Marcelo, un Argentin, se sent peu à peu vieillir, il conçoit à l’égard de la fille de Chang, Thei, née aux premiers jours de leur réclusion, un émoi esthétique et érotique, impossible et virulent, qui contribue à donner une intensité palpable au récit. La jalousie envers un initiateur plus chanceux, « Carl le panoptique », s’exacerbe. Les caméras révèlent les sexualités du groupe…
Le passé ressurgit peu à peu en guise d’explication à la catastrophe : mode du « facing » (ou rajeunissement facial) et « réanimation historique », lorsque les reconstitutions devinrent un phénomène culturel, puis « terroristes », en passant aux « assassinats d’hommes d’Etat », prétendant rendre la justice. Ainsi l’Histoire devenait « action », y compris celle des causes et des tyrans les plus délirants. On y découvre les « lecteurs génétiques », la série filmique Labyrinthes qui est une invention fascinante de l’auteur, mais aussi une mise en abyme.
Que reste-t-il de nos sites Internet ? Au mieux, ils sont « figés dans une réalité qui n’existe plus », lisibles, mais plus immobiles que les pages des livres, menacés d’extinction. Au bunker, des rites et savoirs sont gardés vivants : la pratique du jeu d’échecs et la mémoire de parties légendaires. À notre Marcelo, qui fut rapporteur pour l’ONU sur les « Stratégies de Récupération de la Mémoire Historique », il ne reste qu’un dictionnaire, lu avec la plus grande application, à la recherche d’« utopie » : trouver et retrouver les mots, n’est-ce pas recréer le monde ? Il devient alors « un écrivain sans lecteurs ». Mais il lui faut raconter à Thei cette « guerre sans historiens » qui précéda leur réclusion. « Parviendra-t-elle à s’échapper un jour de cette fête de la mort ? »
Nous avions découvert Jorge Carrión avec la traduction de son essai, Librairies. Itinéraires d’une passion. Un talent étrangement différent et science-fictionnel l’habite ici. Si l’on songe que Ceux du futur, qui traduit improprement « Les Orphelins » du titre original, n’est que le premier volet d’une trilogie, un appétit de lecture nous chatouille entre les omoplates. D’autant qu’une secrète connivence relie essai et roman, celle d’une magnétique culture des mots, des livres et des sites Internet, douloureusement fragile. Une dose d’action, bien des doses d’intelligence : le film qui pourrait en être tiré aurait-il ces dernières qualités ? Thierry Guinhut
Ceux du futur, de Jorge Carrión
Traduit de l’espagnol par Pierre Ducrozet, Seuil, 240 pages, 20 €
Domaine étranger Les orphelins du futur
mars 2017 | Le Matricule des Anges n°181
| par
Thierry Guinhut
Tombeau post-nucléaire et réanimation historique, par Jorge Carrión.
Un livre
Les orphelins du futur
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°181
, mars 2017.