Sous l’intensité parfois brûlante, c’est d’un corps dépaysé, cherchant constamment à se remettre en état de connaissance et en état de convenance, qu’émane le journal de Raphaële George, de son vrai nom Ghislaine Amon, née en 1951 et morte à 34 ans, en 1985, un mois après la parution d’Éloge de la fatigue avec Les Nuits échangées (Lettres Vives, 1985). Puis paraîtront, à titre posthume, Psaume de silence, Double intérieur et L’Absence réelle, écrit avec Jean-Louis Giovannoni. Des livres composés à partir de fragments extraits de son journal, qui apparaît donc comme le cœur de l’œuvre.
Un journal qui n’est pas celui d’une diariste, mais le lieu où elle tente de donner voix à la part secrète, obscure et très enfouie de ce qui la fait être ce qu’elle est. Elle y évoque des situations vécues, observées de près à travers le verre grossissant de ses angoisses, sa quête fiévreuse de vérité sur elle-même, son univers de polarités extrêmes, ses liturgies intimes, autrement dit la réalité d’une expérience intérieure dont le journal se pose comme le miroir provisoire, mouvant et souvent pathétiquement infidèle. Car en essayant de voir clair dans le noir, en relatant son combat contre les « machineries kafkaïennes du quotidien », ses effrois – « Il me semble que j’ai des couteaux à l’intérieur des doigts et que tous mes membres s’écartent et s’écartèlent. » –, son impossibilité à assumer une sexualité, et son absolue incapacité à être seule, c’est le fond incomblé et désespéré de sa nature de vivante qu’elle met à nu. « C’est à ne rien désirer que je vis. » Une impression de resserrement, de retirement, de déclin régressif entraînant un singulier trafic d’âme et de mots. « Je suis comme vouée à l’impudeur d’un néant presque confortable. »
Vivant dans une confusion du rêve, du présage et du possible, il ne lui reste plus que l’écriture de son journal pour tenter d’échapper à l’inertie, à l’apathie, au vide. Pour tenter aussi de comprendre quel « péché d’être » elle expie, qui sont les fantômes avec qui elle fait sa route ? Quelle est la mémoire qui la fonde sans qu’elle le sache ? Une mémoire obscure, qui ouvre un désir de savoir, un appétit de connaissance qui ne peut être satisfait que par la création, l’invention, l’écriture.
Elle peint, elle écrit, pour donner une forme esthétique à ses contradictions. Elle a développé une œuvre plastique (draps peints, dessins, fresques murales éphémères…) dont on retrouve le pendant dans ses écrits. On a le sentiment que c’est en peintre qu’elle voudrait écrire, en crevant la peau des choses. Parce qu’elle sait, par expérience et par ses lectures (Kafka, Nietzsche, Blanchot, Beckett, Thomas Bernhard, Joe Bousquet…), que l’écriture s’instaure dans la rupture et dans la déchirure, qu’elle tourne autour de l’absence, se cherche dans l’écart, naît de la perte. L’écriture, note-t-elle, est-ce par quoi « je voudrais voir la vie me pénétrer ». Un désir bien difficile à exaucer. « Un sentiment de culpabilité implacable me frappe chaque fois que je me mets à écrire. » Comme si les mots ne cessaient de négocier leur droit de paraître, eux qui peuvent devenir « une sorte de toit, un lieu de paix ». Comme si l’écriture ne pouvait être que ce rapport, organiquement métaphysique, de l’être à soi-même – « Je suis dans cette illusion que les mots sont une partie vivante de ma chair. » – et au monde. « Avec les mots je suis le monde qui me blesse et dont enfin mes yeux peuvent se détacher secrètement. »
Pire encore, elle a l’impression lancinante que quelqu’un parle en elle, qu’une voix en deçà de sa voix parle au-dedans de sa bouche. D’où la quasi-certitude qu’elle donne son âme à un « être intérieur » dont elle ignore les vraies intentions et dont elle dit tenter de toucher le visage « en insistant du bout des mots » avant d’ajouter qu’il est peut-être « à lui seul la raison de (son) étouffement ».
Face à ces forces qui se partagent et qui gouvernent sa destinée, et face à son impuissance, l’envie lui vient quelquefois de « coudre ensemble toutes les couvertures, tous les tissus, les objets mêmes », tout ce qui l’entoure, pour s’y « ensevelir ». Avant, à défaut de pouvoir changer d’être, de changer de nom – un an avant sa mort – pour renaître Raphaële George. Une façon inconsciente de devenir ce qu’elle a toujours craint de devenir : « le personnage absurde et fou d’un roman », celui de la fidélité du destin aux signes qui l’annonçaient.
Richard Blin
Je suis le monde qui me blesse, Journal intégral (1976-1985), de Raphaële George, édition établie par Jean-Louis Giovannoni et Nicolas Marquet, Unes, 192 pages, 23 €
Domaine français Des fleurs dans le désert
Avec la publication de son Journal intégral, c’est une Raphaële George se sentant fautive, fictive, piégée dans un mauvais destin que nous découvrons. Un désastre d’être qu’elle éclaire avec une sorte d’intelligence secrète.