Elle trouble, fascine ou indispose encore aujourd’hui. Connue dans le monde entier, La Petite Danseuse de quatorze ans fut d’abord une statuette de cire, d’à peine un mètre, habillée de vrais vêtements, chaussée de vrais chaussons, coiffée de vrais cheveux, qui apparut pour la première fois en public, un matin d’avril 1881, au Salon des Indépendants où Edgar Degas la présentait, dans une cage de verre.
Une jambe en avant, bras en arrière, doigts noués dans le dos et pieds en quatrième, la petite danseuse est saisie lors d’une pause. Ni aguichante ni séductrice, elle lève légèrement la tête, les yeux presque fermés, ne regardant pas ceux qui la regardent. Ce petit air de défi, son corps tout juste pubère et sa « tête aztèque » vont faire scandale. Le public bourgeois, amateur de madones, de modèles élégants et raffinés ne comprend pas comment un petit rat laborieux à la face de « singe » et à l’air « vicieux » peut être le sujet d’une œuvre d’art. Il veut du virginal auréolé d’onirisme, du mensonge en trompe-l’œil. À la fin du Salon, Degas la rapporta chez lui et ne la montra plus à personne. Ce n’est qu’après sa mort, en 1917, que ses proches décidèrent d’en tirer des moulages en bronze qui furent patinés pour imiter au mieux la cire.
Cette Petite Danseuse, Camille Laurens, qui a failli, gamine, entrer à l’Opéra de Paris, l’a toujours aimée. Devenue romancière, elle ne pouvait que s’intéresser à elle. Parce qu’avant d’être une œuvre d’art, cette petite danseuse a été un être réel. Elle a eu une vie, elle a eu une mort. Que sait-on d’elle ? Qui était-elle ? Camille Laurens mène l’enquête. Refusant le recours à l’imagination et/ou aux conjectures généralisantes, elle a choisi la forme de la non-fiction. S’aidant de ses qualités de chercheuse passionnée et avec sa sensibilité d’artiste et de femme, elle raconte l’enfance de Marie Van Goethem, née en juin 1865 à Paris, de parents belges qui avaient émigré pour fuir la misère. Sa mère l’oblige, ainsi que ses deux sœurs, à entrer à l’Opéra qui recrute des « petits rats » dès l’âge de 6 ans. Des fillettes démunies, non scolarisées, dont le corps est l’outil de travail – 10 à 12 heures de travail par jour – et qui n’apparaissent sur scène que vers 13 ou 14 ans. Objet de fascination, ces « Demoiselles de l’Opéra » enflamment les imaginations, et le foyer de l’Opéra est un haut lieu de libertinage. Une époque vénale et jouisseuse dont la Nana de Zola est exactement contemporaine.
Un livre en forme de tombeau et de miroir.
Degas s’est très tôt passionné pour cet univers. Le « peintre des danseuses » est l’un de ces « abonnés » qui bénéficient du droit d’entrer au foyer, et dans les coulisses. Comme leur travail est harassant pour un salaire de misère, les ballerines sont souvent aussi modèles. Ce sera le cas de Marie. D’où des absences à répétition et sa révocation de l’Opéra, à 17 ans, en 1881. Ensuite on perd sa trace. Alors que sa grande sœur a fini cocotte et sa petite sœur professeur de danse, d’elle on ne sait plus rien, pas même la date de sa mort.
C’est contre la fantasmagorie érotique qu’excite naïvement la danseuse que Degas, qui milite pour un art élagué de toute chimère, veut s’élever avec sa Petite Danseuse. À un public qui veut des œuvres qui flattent ses illusions, il veut donner à voir la réalité. « Déranger pour donner à penser, assurer à l’art une fonction critique, le mettre au service de la vérité, fût-elle cruelle. » Degas, dont la chasteté est exemplaire, n’est pas de ces peintres dont le modèle devient muse et maîtresse. Pas comme Matisse non plus, qui confiait que le face à face peintre-modèle est « une sorte de flirt qui finit par aboutir à un viol ». Non, pour Degas le corps ne devient jamais chair, « c’est-à-dire un lieu capable de s’ouvrir, de faire une place à autrui, d’accueillir ». C’est l’époque où il commence à devenir aveugle et où la sculpture devient une nécessité autant qu’un désir. « Le dessin d’abord puis les mains qui touchent le corps avant de modeler la cire. » Il faut qu’elle soit nue pour mieux saisir le mouvement du corps, ses tensions, sa densité. Degas ne cherche pas à capter une aura érotique mais à montrer le poids du réel. Sa Petite Danseuse, il la dévirginise, la rend à sa pesanteur, la déconsacre, perdue dans son tutu. On est dans les coulisses, l’envers du grand écart, ce qui la rend intégralement vraie, à la fois proche et insaisissable, se dressant « morte vivante à la face du monde, pour qu’on la voie », et qu’on sache
Richard Blin
La Petite Danseuse de quatorze ans,
de Camille Laurens
Stock, 176 pages, 17,50 €
Domaine français Corps et châtiments
En s’attachant au sort du petit rat de l’Opéra qui servit de modèle à La Petite Danseuse de quatorze ans d’Edgar Degas, Camille Laurens met à nu les préjugés, les mœurs et les sous-entendus esthétiques d’une époque.