Dominique Sigaud, la langue résiste
Comme elle l’avait fait dans La Part belle et Tendres rumeurs, Dominique Sigaud radioscopie sa vie dans un livre qui rassemble, comme autant d’épisodes, huit textes denses où la pensée et l’écriture ne lâchent rien de leurs exigences. Mais, ici, contrairement aux deux livres cités, les fragments rassemblés ne sont pas le symptôme d’une fêlure, d’une souffrance. Au contraire, chaque texte vient marteler la conviction qui fonde le livre : la vie est affaire de langue. La place qui est ou sera la nôtre se conquiert en se forgeant une parole singulière pour pouvoir nommer et donc accéder au monde.
Surtout, Dans nos langues établit, en partant de l’intime, un véritable manifeste de l’autodéfense et trace les lignes d’un mode d’emploi de guérilla : celui qui permet de faire de la langue une arme efficace. Enfin, comme elle n’a cessé de le faire depuis qu’elle écrit, la romancière témoigne, au plus près de la condition humaine, des exactions, des injustices, des crimes commis par ceux qui détiennent le pouvoir de manipuler les autres : du père pervers aux dirigeants totalitaires en passant par notre propre démocratie. Et la manière avec laquelle elle accuse ne rend plus possible pour nous l’option de ne pas voir…
Il y a une hypothèse originelle : toute la vie, tout ce que l’on est, se résout ou se fonde dans la langue. Des premières voix entendues par l’enfant qui vient de naître, à celle qui émerge des séances d’analyse, les mots viennent constituer notre expérience du monde, notre représentation du réel. La langue peut nous enfermer (le père disant : « tu n’es pas aimable, dans tous les sens du terme ») comme elle peut nous libérer : « Il y a la langue comme il y a de petites marguerites au bord des chemins, heureusement ; il importe donc d’en multiplier les accès et non les réduire ; c’est toujours très beau quelqu’un qui s’affranchit, un jeune homme ou une jeune fille plus encore, qui fait le geste écartant le mort de la langue, le mort dans la langue, ce qui de la langue conduit à plus de mort en soi et autour que de vivant, c’est toujours très beau un jeune homme ou une jeune fille s’affranchissant des langues entassées sur lui comme un poids mort ; ce que ça éclaire d’eux quand ils le font, ce que ça leur dessine comme ouverture. » Le livre traque ces moments épiphaniques où la langue vient s’emparer des corps, les river ou les délivrer. C’est émouvant dans la cruauté des scènes violentes, dans l’impudeur même du récit de ce que le cancer fait du corps de celle qui écrit. Dans ses premiers romans, Dominique Sigaud laissait parfois des triples ou quadruples espaces entre les mots pour signifier l’urgence ou le gouffre. Dans nos langues donne un souffle à la phrase, une manière de ne jamais se finir, comme si c’était Schéhérazade qui écrivait. D’une rage qu’on entend (« En 1979, les principaux responsables de la Gestapo allemande en France c’est-à-dire de l’extermination de quatre-vingt-huit mille Juifs de France, sont de respectés...