C’était le monde d’avant-hier, c’était le monde du temps perdu – à retrouver. C’était le temps de l’Empire, vaste et divers, sur lequel régnait François-Joseph, bienveillant et quasi immortel, dieu et bourgeois à la fois. Dans cet Empire s’affirmaient des métropoles vibrantes, fourmilières et ruches : à Vienne, Prague, Budapest, les intellectuels discutaient dans les cafés, les peintres et les poètes rivalisaient d’esthétiques novatrices, les romanciers rajeunissaient leur genre littéraire déjà vieux mais apte à toutes les métamorphoses. Les bâtiments Art nouveau offraient leurs efflorescences contournées. À la périphérie de ce territoire immense, aux marches de l’Est, se côtoyaient, dans une harmonie relative mais que beaucoup croyaient assurée pour longtemps, des populations plus exotiques : Ruthènes, Roumains, Turcs, Slaves – et Juifs. C’était en effet, également, le pays du shtetl, de ces bourgades dans lesquelles, depuis des siècles, les Juifs s’étaient installés, à l’issue de pérégrinations forcées, d’exils hasardeux. Là ils exerçaient des métiers divers, du plus improbable au plus redoutable, du revendeur de vêtements usagés à l’intendant du comte polonais, riche propriétaire terrien. C’était le yiddishland, cette patrie spirituelle de ceux qui n’avaient pas de patrie, de ceux qui priaient en hébreu, commerçaient en polonais, écrivaient en allemand – mais se querellaient avec leur femme ou enseignaient à leurs enfants en yiddish.
En ces terres excentrées et excentriques naquit, en 1894, Joseph Roth, quelque part dans le coin à droite et en haut de cette carte disproportionnée de l’Empire, à Brody plus exactement, à quelques kilomètres de l’autre Empire, celui des tsars. Durant le XXe siècle, les guerres ne cesseraient de former et déformer ces frontières-là : aujourd’hui la Pologne, l’Ukraine, la Roumanie se partagent ce qui, à l’époque de la naissance de Roth, formait un tout. De ce creuset, de cet alambic magique pourrait-on dire, allaient naître également Paul Celan, Gregor von Rezzori, Elie Wiesel, Aharon Appelfeld… Toutes ces voix, chacune à sa manière, tenteraient, comme Roth, de ressusciter ce monde disparu, ce continent englouti en deux étapes, en deux cataclysmes. Le premier débuta ce 28 juin 1914, quand l’héritier du vieil Empereur fut assassiné à Sarajevo, par un terroriste assez falot et qui faillit rater son coup, le dénommé Gavrilo Princip. La guerre vient alors détruire, émietter l’Empire millénaire – et l’Autriche ne sera plus qu’un pays presque minuscule, une république vacillante. L’autre cataclysme commencerait… quand exactement ? Quand un certain Hitler rentrerait de cette même guerre perdue, déboussolé, haineux ? Quand il raterait, le 8 novembre 1923, dans une brasserie de Munich, son putsch d’amateur et irait, dans une prison quelque peu dorée, écrire Mein Kampf ? Ou quand il accéderait au pouvoir par la faute d’un autre vieillard à la barbe blanche, le maréchal Hindenburg ? Cette terrible tempête là...
Dossier
Joseph Roth
L’intelligence de la nostalgie
juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194
| par
Thierry Cecille
Observateur perspicace du présent et peintre mélancolique du passé, l’Autrichien Joseph Roth est surtout un conteur hors pair, un narrateur dont la voix, une fois qu’on l’a entendue, résonne longtemps en nous.
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