Je suis seul maintenant, et tout laisse à penser qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin. » De cette façon commence, sur un ton presque beckettien, ce récit qui ne l’est peut-être pas tant que ça. Une confession, d’ailleurs, plutôt qu’un récit, celle d’un cochon promis à l’abattoir qui décide de se pencher avec lucidité sur sa condition et, surtout sur son devenir, celui de se convertir en tranches de jambon, ce qui, loin de l’attrister, lui apparaît au contraire comme une noble destinée. Ce texte du subtil ironiste Raymond Cousse, que l’on connaît également pour les formidables libelles compilés dans « À bas la critique ! » (où sa langue irréprochable et virtuose fait des merveilles pour dégonfler les baudruches médiatiques du monde des lettres), sera ensuite converti par l’auteur en pièce de théâtre et connaîtra un succès retentissant sur les planches.
Son personnage, un cochon raisonneur et certainement philosophe, dont les « rôtis et côtelettes sentent déjà l’appel du grand large », prêts comme ils le sont à lui « fausser compagnie avant l’abattage », nous propose tout au long d’un monologue sans faille, celui d’un penseur aux idées parfaitement organisées et structurées, une réflexion sur la condition même du cochon d’élevage, dont toute la brève vie ne semble tendre que vers un idéal de productivité raisonnée. Dans son local étroit, duquel il ne sortira plus (si ce n’est pour trouver la mort), il ne vit pas si mal, considère-t-il : « Pourvu que l’on sache limiter ses ambitions, la situation est parfaitement supportable ici, je veux dire pour un cochon ordinaire. » Il faut dire que ce cochon n’a, justement, rien à redire au fait d’être engraissé dans un but purement utilitariste, celui de produire des biens prêts à être consommés. Il est donc ordinaire et fait de cette condition ordinaire son ordinaire. Un ordinaire composé d’une mangeoire, d’un tas de fumier et d’un sceau où boire de l’eau. Autant d’éléments sur lesquels il s’attarde longuement, en analysant les tenants et aboutissants de leur fonction et de leur disposition, de même qu’il évoque avec précision les possibilités de circulation que lui offre l’espace réduit dans lequel il vit. Il prend encore le temps, entre deux digressions « d’instruire le profane sur les péripéties de l’engraissage d’un cochon ordinaire ». Ce cochon pense par ailleurs « que l’on pare la subversion de trop de vertus » ; hors de question pour lui de verser dans le « poujadisme porcin », ce qui ne l’empêche pas de s’interroger sur l’organisation pyramidale de la société.
Cousse considérait, de son propre aveu que « les cochons ont en général le regard plus franc que les humains », inutile de dire que son personnage, comme dans tous les bons contes philosophiques, lui sert d’abord à critiquer nos propres travers. Son cochon, en ce qu’il accepte avec lucidité mais sans broncher sa condition, fait sans doute preuve d’une sagesse bien plus grande que la nôtre.
Guillaume Contré
Stratégie pour deux jambons,
de Raymond Cousse
Zones sensibles, 96 pages, 13 €
Domaine français Un devenir de jambonneau
juillet 2018 | Le Matricule des Anges n°195
| par
Guillaume Contré
Raymond Cousse donne voix à un cochon sur le point d’être converti en saucissons. Son texte, qui date de 1978, n’a rien perdu de sa pertinence.
Un livre
Un devenir de jambonneau
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°195
, juillet 2018.