La démocratie c’est comme le tramway : quand on est arrivé à destination, on en descend. » On pourrait être tenté d’attribuer cet aphorisme intrigant à quelque humoriste sarcastique, quelque Woody Allen attentif aux failles de nos régimes. Eh bien non, l’auteur de cette maxime – et cela la rend bien plus inquiétante – est… Recep Tayyip Erdogan, président désormais tout-puissant de la Turquie. Si d’aucuns ont hésité, pendant des années, sur le jugement que l’on pouvait porter sur les visées de ce parti puis de ce gouvernement islamo-conservateur, aujourd’hui les dés en sont jetés et les jeux sont faits : la prochaine station du tramway, c’est bien la dictature. Valérie Manteau, qui rapporte ce « bon mot » d’Erdogan, nous propose, dans Le Sillon (bizarrement présenté par l’éditeur comme un roman…), une chronique subjective des dernières années en Turquie, des manifestations violemment réprimées du parc Gezi au procès d’Asli Erdogan. Vivant à Istanbul une histoire d’amour malaisée, tout au long de ces années la narratrice apprend la langue turque, s’intègre à un certain milieu artistique et politiquement engagé, et découvre la riche complexité de l’histoire turque, récente ou plus ancienne. Elle va en effet se passionner pour la figure d’Hrant Dink, journaliste d’origine arménienne assassiné en 2006 par un nationaliste fanatique. Dink aurait « insulté l’identité turque » ainsi que le stipule l’article 301 du Code pénal – qui permet d’inculper quiconque prononce le « g-word », le terme de génocide. Orhan Pamuk, rappelle-t-elle, en avait fait, lui aussi l’expérience, après avoir affirmé : « Un million d’Arméniens et trente mille Kurdes ont été tués sur ces terres mais personne d’autre que moi n’ose le dire ». « Le procès d’Orhan Pamuk, extrêmement médiatisé en raison de la notoriété de l’auteur, futur prix Nobel, avait tourné court et, grâce à la pression internationale sans doute, il n’avait pas été condamné ».
Valérie Manteau, usant d’une écriture (peut-être un peu trop) blanche, dresse donc le diagnostic d’une société malade de ce déni de mémoire et offre une galerie de portraits de résistants, écrivains et journalistes, artistes, avocats, militants. Elle relate leurs combats, leurs espoirs et leurs craintes, leurs discussions sans fin. Lorsque l’un d’eux se moque de Selahattin Demirtas, leader du HDP (Parti démocratique du peuple, pro-kurde) qui, en prison, « ne trouve rien d’autre à faire qu’écrire des romans d’amour », elle peut rétorquer, avec l’humour noir qui souvent teinte ces pages : « Je me console de la violence faite à ces esprits éclairés et sensibles en me disant que les prisons turques n’ont jamais été si bien fréquentées qu’aujourd’hui, et que sans doute s’y tiennent les plus pointus des salons littéraires d’Istanbul ».
Les éditions Emmanuelle Collas nous permettent justement de lire, comme en écho, ces textes de Selahattin Demirtas, emprisonné depuis le 4 novembre 2016 – ce qui ne l’a pas empêché de se présenter à la dernière élection présidentielle. Ce ne sont pas là des « romans d’amour », contrairement à ce que soupçonnait ci-dessus le persifleur, mais des nouvelles, douze nouvelles qui présentent une étonnante diversité de tons, de registres. Les premières lignes semblent nous plonger d’emblée, de manière réaliste, dans le monde carcéral : « La cour de la prison où nous sortons prendre l’air ressemble à un puits de béton rectangulaire. Un truc de quatre mètres sur huit. On n’a jamais fini d’en faire le tour. On pourrait y marcher de l’aube jusqu’au soir sans arriver nulle part. » Mais très vite le narrateur abandonne cette description pour se concentrer sur la « femelle moineau » qu’il observe et avec qui il dialogue. C’est alors une fable que nous lisons, un apologue qui dénonce « le mâle qui est en nous ». Les figures féminines occupent en effet, dans les nouvelles qui suivent, la place principale, qu’il s’agisse d’évoquer un crime d’honneur dont l’une d’elles sera victime ou du monologue d’une femme de ménage, emprisonnée pour s’être, par hasard, retrouvée, au mauvais moment, dans une manifestation hostile au régime. Le plus long de ces textes raconte, lui, comment la lecture de deux romans va bouleverser la vie d’un couple d’architectes que leur réussite sociale ne parvient pas à satisfaire.
Valérie Manteau cite, comme en leitmotiv, cette métaphore de Hrant Dink dans son dernier article : « Je me sens exactement comme une colombe ; comme elle, occupé à scruter à droite et à gauche, devant et derrière moi (…) Savez-vous, Messieurs les Ministres, ce que cela représente pour un homme d’être enfermé dans l’inquiétude d’une colombe ? » Il nous reste à espérer que ces colombes ne seront pas toutes, comme Selahattin Demirtas, indéfiniment retenues en cage, ou, comme Asli Erdogan, condamnées à la migration…
Thierry Cecille
Le Sillon, de Valérie Manteau
Le Tripode, 280 pages, 17 €
L’Aurore, de Selahattin Demirtas
Traduit du truc par Julien Lapeyre
de Cabanes, éditions Emmanuelle Collas, 142 pages, 15 €
Zoom L’inquiétude des colombes
septembre 2018 | Le Matricule des Anges n°196
| par
Thierry Cecille
Deux voix en écho : Valérie Manteau et Selahattin Demirtas nous donnent les dernières nouvelles de la Turquie, opprimée, mais toujours vivante.
Des livres
L’inquiétude des colombes
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°196
, septembre 2018.