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Histoire littéraire Folie du roman

janvier 2019 | Le Matricule des Anges n°199 | par Thierry Cecille

Quarto nous offre un festin inédit : les aventures drolatiques et les amours mouvementées d’un super-héros juif dans les quatre romans qu’Albert Cohen (1895-1981) consacra à Solal et sa parentèle fantasque.

Solal et les Solal

L’histoire commencerait ainsi : « L’oncle Saltiel s’était réveillé de bonne heure. A la fenêtre du pigeonnier qui, depuis de longues années, lui servait de demeure et qui était posé de travers sur le toit de la fabrique désaffectée, le petit vieillard brossait avec minutie sa redingote noisette et chantait à tue-tête que l’Éternel était sa force et sa tour et sa force et sa tour. Il s’arrêtait parfois pour aspirer les senteurs que le vent de mars lançait sur l’île de Céphalonie. Puis il reprenait, les sourcils froncés, son importante besogne. Il sifflotait de bonheur en pensant que dans quatre heures il ferait la promenade habituelle du lundi avec son neveu bien aimé  ». L’histoire se poursuivrait ainsi : le neveu bien-aimé, pour l’heure encore adolescent, est Solal des Solal, Juif descendant d’Aaron, frère de Moïse, fils unique du rabbin Gamaliel. Héros solaire et solitaire, dionysiaque et pourtant mélancolique, innocent et cynique à la fois, d’une beauté sans pareille et d’une insolence dévastatrice et victorieuse, il va séduire des jeunes filles, conquérir des femmes mariées, grimper les échelons, s’enrichir. Il deviendra diplomate, ministre. Et il connaîtra l’amour-passion. Puis ce sera la lassitude, la dégringolade, la défaite, le suicide. L’histoire pourrait se terminer ainsi, dans l’empoisonnement partagé avec la femme aimée : « Alors, il lui ferma les yeux et il se leva, et il la prit dans ses bras, lourde et abandonnée, et il alla à travers la chambre, la portant, contre lui la serrant et de tout son amour la berçant, berçant et contemplant, muette et calme, l’amoureuse qui avait tant donné ses lèvres, tant laissé de fervents billets au petit matin, berçant et contemplant, souveraine et blanche, la naïve des rendez-vous à l’étoile polaire. Chancelant soudain, et un froid lui venant, il la remit sur le lit, et il s’étendit auprès d’elle, baisa le visage virginal, à peine souriant, beau comme au premier soir, baisa la main encore tiède mais lourde, la garda dans sa main (…) ».
Durant plus de 1600 pages, dans quatre romans démesurés – Solal, Mangeclous, Les Valeureux et l’hénaurme Belle du Seigneur –, nous suivons ainsi le destin que nous pourrions appeler stendhalien de ce héros souvent admirable et parfois exaspérant, réincarnation de Julien Sorel et de Fabrice del Dongo, mâtiné de Don Juan et de Faust – sans oublier le Juif errant.
Philippe Zard les rassemble ici, les annote et les commente, précisant certains enjeux, indiquant des sources, éclairant le travail d’Albert Cohen. Nous apprenons ainsi qu’après la parution de Solal, en 1930, il ne tarde guère à se lancer dans la composition de Belle du Seigneur, qui peut être vu comme une amplification du premier roman. Le canevas narratif serait à peu près le même mais les dimensions seraient plus importantes et Cohen y exploiterait davantage, en quelque sorte, les gisements découverts auparavant. Des milliers de pages sont dictées (Cohen procède ainsi, racontant d’abord à voix haute, le plus souvent à une femme aimée) puis retravaillées – mais les exigences éditoriales de Gallimard et le contexte politique auront raison de sa folle ambition. En 1938, il doit se contenter, pour publier Mangeclous avant que la guerre n’éclate, d’extraire les centaines de pages consacrées aux quatre oncles de Solal, rabelaisiens compères vivant une Odyssée rocambolesque qui les mène de Céphalonie à Genève et retour – en passant par la Palestine alors sous mandat (où Mangeclous ne consent pas à s’installer car, juge-t-il, il y a trop de Juifs et d’Arabes !). Le reste du manuscrit sera sauvé des griffes nazies – et Cohen pourra s’atteler à une seconde version de Belle du Seigneur dans les années 60, pour publier le roman aux alentours de Mai 68 (Solal est-il alors anachronique ou au contraire dans l’air du temps ?). Du reliquat du gigantesque manuscrit il tirera encore, l’année suivante, les centaines de pages des Valeureux, nouveaux épisodes parfois plus abracadabrantesques encore de l’épopée des quatre oncles.
Philippe Zard nous permet également de découvrir certaines étapes de l’itinéraire de Cohen. Né sujet ottoman à Corfou en 1895, il arrive à Marseille en 1900 et rencontre en classe de sixième Marcel Pagnol, qui demeurera un ami fidèle. Il devient, dès les années 20, un militant actif de la cause sioniste (il est un temps chargé de mission par Chaim Weizmann, futur premier président de l’État d’Israël) puis participe à la Résistance quand, aux côtés de Raymond Aron par exemple, il collabore, à Londres, à la revue La France libre. Nous pouvons lire ici, en annexe aux romans, un superbe article qu’il y publie en 1942 : intitulé « Combat de l’homme », il constitue une sorte d’hymne à cet humanisme sans Dieu qui anime Cohen, une apologie de la vision judéo-chrétienne de la perfectibilité de l’homme face aux monstruosités sauvages du nazisme.

Albert Cohen demeure du côté de la vie, de la joie dénuée d’illusions d’être au monde.

Que les sectateurs du roman minimaliste, les adeptes d’une écriture tenue, les Robbe-grilletistes ou encore les fanatiques de l’amaigrie et nombriliste autofiction parisienne se le tiennent pour dit, ce volume n’est pas pour eux. Il faut accepter les détours et détours du récit parfois invraisemblable (Cohen va même jusqu’à ressusciter son héros à la fin de Solal), les coïncidences et les coups du sort. Il faut apprécier la faconde du narrateur qui prend parfois des allures de bonimenteur – et il ressemble alors à l’impénitent orateur machiavélique, faux avocat retors, qu’est Mangeclous. Il n’hésite pas, parfois, à juger ses personnages – ou à les délaisser durant quelques pages pour se livrer à une digression poétique ou métaphysique. Mais si l’on consent à n’être qu’un auditeur ensorcelé – comme ceux qui s’attroupaient naguère encore autour des conteurs de la place Jemaa el Fna à Marrakech –, c’est à un festin littéraire que nous sommes conviés, banquet consistant, riche de plats bien de chez nous ou exotiques, de multiples saveurs et d’épices rares. Ce que Philippe Zard écrit à propos des Valeureux vaut pour l’ensemble de l’œuvre : Cohen nous offre « une fête poétique, les corps, les mets et les mots s’y mélangent en une unique farce, qui se déploie en toute impunité ».
Peut-être pourrait-on voir en Cohen l’anti-Céline : comme pour Céline ses romans sont pour lui avant tout un royaume de mots, comme Céline il les accumule, les malaxe, les défigure, les invente parfois, comme Céline il ne cesse de transformer la phrase, de la déployer dans des dimensions comme élastiques, et lui aussi semble un grand prestidigitateur mégalomane maître tout-puissant du récit. Mais alors que Céline met cette démesure créatrice au service de la noirceur, du pessimisme, du désespoir ou, pis encore, de la haine, Albert Cohen, lui, demeure du côté de la vie, de la joie dénuée d’illusions d’être au monde, de l’entêtée vigueur d’exister malgré tout, malgré la faiblesse des hommes, leurs imbéciles ambitions, leur veulerie parfois – et la mort qui à la fin, pour tous, vient clore le dernier chapitre. Et l’amour est bien la plus belle folie à laquelle on puisse se livrer, celle qui peut nous rédimer, si l’on sait s’y livrer sans retenue. C’est cet appétit de vivre et d’aimer qui est la source de cette entreprise romanesque jamais achevée, qui prend parfois la forme du bavardage torrentiel, voire de l’auto-plagiat – volontaire ou pas, on ne sait – quand il arrive que Cohen réemploie d’une œuvre à l’autre des pages entières, sans doute car elles lui tiennent à cœur. Mais ce sont aussi d’autres voix, d’autres textes qui viennent ici se faire entendre, en une cacophonie symphonique : Le Cantique des Cantiques ou L’Ecclésiaste, Proust, Rabelais, Flaubert, çà et là, surgissent. Et se succèdent les morceaux de bravoure : les célèbres monologues d’Ariane dans Belle du Seigneur, moins obscènes et plus enjoués que celui de Molly Bloom dans l’Ulysse de Joyce, la tirade de trente pages que Solal adresse à Ariane pour la séduire en moins de deux heures, la carte de visite de Mangeclous qui sur une page entière énumère ses attributions et qualités pour la plupart totalement inventées… Nous avouerons notre dilection pour le Cohen satirique, celui qui dépeint les ridicules de la grosse Deume, bigote bourgeoise de Genève, snobinarde accumulant les cuirs les plus grotesques, ou, plus hilarant encore, celui qui, en des scènes mémorables, dépeint les rivalités mesquines, les petitesses et les flagorneries, et surtout l’ennui qui règne dans cette malheureusement inutile SDN, illusoire Société des Nations qui ne saura empêcher ni les progrès du fascisme ni la Seconde Guerre mondiale.
Mais tout ceci n’est pas de l’histoire ancienne, regardons autour de nous, ces fantoches égocentriques sont nos semblables, nous sommes semblables à ces vaniteuses fourmis. « Sous les rires, les sourires et les plaisanteries cordiales, un sérieux profond régnait, tout d’inquiétude et d’attention, chaque invité veillant au grain de ses intérêts mondains. Remuant le glaçon de son verre ou se forçant à sourire, mais triste en réalité et dégoûté par l’inévitable inférieur qui lui cassait les pieds, chaque important se tenait prêt à s’approcher tendrement d’un surimportant enfin repéré, mais hélas déjà pris en main par un raseur, rival haï, surveillait sa proie future tout en feignant d’écouter le négligeable, se tenait sur le quai-vive, les yeux calculateurs et distraits, prêt à lâcher le bas de caste après un hâtif “à bientôt j’espère” (ne pas se faire d’ennemis, même chétifs) et à s’élancer, chasseur expert et prompt à saisir l’occasion, vers le surimportant, bientôt libre, il le sentait soudain. »

Thierry Cecille

Solal et les Solal,
Albert Cohen
Édition présentée et annotée par Philippe Zard
Quarto, 1664 pages, 34 documents, 32

Folie du roman Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°199 , janvier 2019.
LMDA papier n°199
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