Les lieux sont les plus forts. Ce sont eux, les marqueurs de mémoire. Ils contiennent toutes les peines. Ce sont des buvards de sentiments. » Voilà pourquoi la narratrice, après un séjour prolongé au Caire, déambule dans Paris. Elle y poursuit des souvenirs de son adolescence et des nuits dans les clubs de Pigalle en compagnie du mystérieux Emma. Ce dernier l’a quittée avant son départ en Égypte, où elle a été envoyée en tant qu’urbaniste responsable du chantier de Sayeda Zeinab. Mais il hante les pages du récit et fait de brèves apparitions çà et là, ombre fuyante toujours en mouvement : « Emma ne gesticule pas par nervosité, il se met à bouger pour éviter de sombrer ». Tandis qu’elle rumine ses dernières années, la narratrice erre des magasins des Halles aux bars de Barbès en passant par son bureau place de Vendôme, convoquant sans cesse Emma, leurs soirées pleines d’excès et d’intensité. Telle une ritournelle sans fin, les mêmes thèmes reviennent : celui de Misr (Le Caire), ville de perdition dans laquelle elle s’est engouffrée et mariée ; celui des mondanités de New York, inextricablement mêlées au nom de l’artiste Jeanne Tripier, décédée en 1944 ; et enfin celui des boîtes de nuit parisiennes du Klub et du Folie’s, desquelles se dégage une forme d’oubli apaisant.
L’inquiétude de la narratrice semble croître au fil des pages. Elle se précipite d’un lieu à un autre, éprouvant une peur étrange à l’idée d’être enfermée, s’imaginant mourir à tous les coins de rue. Son sens des réalités – « il y a, dans la nuit des angoisses, un jour qui siège et ne se dérobe pas. Des gens sortent, d’autres sont trop sortis, mais tous marchent vers un ailleurs dont ils font l’hypothèse. » – s’affaisse peu à peu. Une certaine urgence la prend à bras-le-corps. Alors qu’Emma est plus que jamais insaisissable, la narratrice s’enlise dans une solitude dangereuse. Malgré la cohérence apparente de ses propos, le rythme saccadé de ses phrases, pétries d’exclamation et d’hystérie, souligne sa détresse mentale. « Les quartiers ont la faculté d’envahir les esprits. Ils ressortent du passé comme des mains levées. Il faut leur donner la parole. Toujours ! » Rochelle Fack nous plonge avec brio dans les affres psychiatriques de cette femme malade, créant une tension telle qu’il est impossible de s’en détacher. Jusqu’à la fin du roman, l’on espère assister à un cauchemar éveillé duquel l’on se sauverait. L’on se persuade presque pouvoir croire la narratrice, au lieu de l’observer sombrer dans une forme de folie fatale de laquelle elle ne reviendra pas. Car le mal dont elle souffre – « l’état crépusculaire est caractérisé par une baisse plus ou moins importante et durable du niveau de vigilance » – est, littérairement, incurable.
Camille Cloarec
L’État crépusculaire
Rochelle Fack
P.O.L, 192 pages, 18 €
Domaine français L’émotion des villes
avril 2019 | Le Matricule des Anges n°202
| par
Camille Cloarec
Long monologue bourdonnant, L’État crépusculaire de Rochelle Fack retrace l’errance d’une femme à la recherche de son passé. Hypnotique.
Un livre
L’émotion des villes
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°202
, avril 2019.