Le dispositif narratif de ce premier roman d’Hagar Peeters – qui a auparavant publié cinq recueils de poèmes – pourrait, de prime abord, paraître inutilement alambiqué : de quelque part dans l’au-delà, Malva, fille dissimulée de Pablo Neruda, raconte sa vie en s’adressant à l’auteure, qu’elle nomme par son prénom, Hagar, et qu’elle tutoie affectueusement. À elle reviendra, croit-on comprendre, le devoir ultérieur de mettre par écrit ce long récit. Car Malva est bavarde, a beaucoup à dire, d’autant plus qu’elle est désormais « à la fois une morte oubliée et une survivante omnisciente » et qu’elle n’a pu, durant sa courte existence, s’exprimer. Hydrocéphale, elle ne vécut que durant huit années, « sangsue, gnome, monstre » ainsi que l’appela son père le poète.
Cet agencement, quelque peu surprenant au début, fonctionne à merveille : est-ce dû à atmosphère – l’éther ! – dans laquelle elle va maintenant (sur)vivre durant toute l’éternité ? Est-ce simplement le désir de rendre compte, et de faire rendre des comptes à ceux qui furent lâches, qui l’anime ? Toujours est-il que Malva – comment l’appeler ? esprit ? fantôme ? ange enfin rédimé ? – s’exprime avec une belle alacrité – et un don des formules et des métaphores réjouissant. Elle a sans doute de qui tenir – rappelons que son géniteur fut le prolifique et quelque peu ogresque Neruda – et est par ailleurs bien entourée, soutenue, dans cette espèce de croisade qu’elle mène pour la reconnaissance de ceux qui demeurèrent inconnus, afin, dit-elle, d’« annuler » leur « répudiation ». Autour d’elle, en effet, ses amis se nomment Lucia Joyce, Eduard Einstein, Daniel Miller – tout fils et filles de, enfants trahis, reniés, l’un pour son handicap, l’autre pour sa folie. À ces êtres réels s’ajoute, enfant de roman mais peut-être plus vivant encore, marquant la mesure de leur discussion sur son accessoire sonore, le nain Oskar, héros du Tambour de Günter Grass. Mentionnons pour finir celle que Malva a choisie comme « grand-mère » d’honneur en quelque sorte : Wisława Szymborska, qui l’admoneste parfois avec la sagesse tendrement ironique qui caractérise ses poèmes.
Comment un enfant vient-il parachever, c’est-à-dire sacraliser, ou achever, c’est-à-dire détruire, l’amour entre les parents qui l’ont conçu ? Comment le génie poétique, qui invente une parole pour ceux qui ne peuvent s’exprimer et la leur donne généreusement, peut-il se laisser aller à ou même se nourrir de l’égoïsme le plus effrayant ? Comment le désir de « perfection » d’une société fait-il des imparfaits des « boucs émissaires » tout désignés ? Hagar Peeters affronte ces questions et bien d’autres. Mais elle nous livre aussi une parodie de maïeutique dans un dialogue entre Socrate et Neruda sur le juste et l’injuste et sait, en une sorte de méditation faussement loufoque, expliquer pourquoi Malva peut être figurée comme un point-virgule (qui vient alors souvent séparer les paragraphes) : « point en haut, virgule en bas, c’est de tous les signes le plus ambigu qui soit, et de ce fait le plus approprié ». Elle raconte avec une verve roborative ou une attentive précision les différentes aventures amoureuses de Neruda, Garcia Lorca se penchant sur le berceau de Malva et lui offrant un poème quelque peu prémonitoire, ou encore le cortège funèbre qui, lors de l’enterrement du poète communiste, fut le premier acte de révolte de la population chilienne contre le coup d’État de Pinochet.
Mais les plus belles pages sont peut-être celles dans lesquelles Malva évoque sa trop courte enfance, lorsqu’elle vivait tout de même, malgré sa maladie, confiée à une affectueuse famille d’accueil, et recevant régulièrement la visite de sa mère qui, elle, jamais ne l’abandonna. Quant au père… « De l’autre côté de la mort se trouve un endroit paisible où l’on peut être spectateur, exister dans un calme infini, et d’un regard, qui ne peut que regarder, de ce seul regard, simplement par la vue, consoler de ce qui, aux vivants, est inacceptable. »
Thierry Cecille
Malva, de Hagar Peeters
Traduit du néerlandais par S. Maufroy et P. Noble, Actes Sud, 264 pages, 22,50 €
Domaine étranger Les enfants trahis
avril 2019 | Le Matricule des Anges n°202
| par
Thierry Cecille
Que faire d’un enfant amoindri quand on est un père (qui se veut) génial ? Hagar Peeters, dans un monologue douloureux et pourtant enlevé, donne la parole à un de ces anges boiteux.
Un livre
Les enfants trahis
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°202
, avril 2019.