Elle se nomme Blösch. Elle est magnifique, peut-être un peu hautaine, normal, elle est la reine du troupeau, la fierté du maître de la ferme. Voici donc l’histoire de Blösch la vache, celle aussi d’Ambrosio, l’ouvrier immigré espagnol, parachuté dans un village de montagne, quelque part en Suisse. Ce livre, La Vache, condense à lui seul la déchéance de notre société. Publié en 1983 (87 pour la traduction française), La Vache revient aujourd’hui sur nos étals et ne pouvait tomber plus à pic. Il y est question d’un monde qui s’éteint et d’un autre qui s’en vient, d’une lutte inexorable entre une paysannerie coincée dans ses traditions, ses replis, sa xénophobie, et une industrialisation à outrance, une mécanique sans foi ni loi, symbolisée ici par l’abattoir, lieu de tous les dangers, de toutes les horreurs, où chacun à son poste, de part et d’autre d’un couteau, se fera face, la vache et son valet de ferme. À la vie, à la mort… Blösch et Ambrosio, même combat. Ils sont tous les deux les protagonistes de notre esclavage moderne. Un homme, un animal, dans une impitoyable descente aux enfers, celle de notre déshumanisation.
Dans sa Stratégie pour deux jambons, ce fou de Raymond Cousse écrivait : « L’utilité du cochon n’est plus à démontrer. Celle de l’homme reste sujette à caution. » Avec une même rage, le Suisse Beat Sterchi s’en est « allé au front », à la guerre comme à la guerre, et s’est colleté au dur – ou au cru – de la vie. Fils de boucher, il a fait son apprentissage dans la charcutaille et s’est enfui. D’abord, en écrivant à 34 ans cet unique roman, un vrai coup de massue en ce début des années 80, ensuite, en refusant la gloire oppressante, l’hypocrisie et la jalousie du tout petit monde éditorial. L’Espagne, le Canada… une errance choisie, une autre façon de vivre, d’écrire, de faire corps avec les enjeux politiques et poétiques, indissociables selon lui (et selon nous). Chronique d’une mort annoncée, celle de la chair et celle de l’âme, La Vache est une sorte de roman total propulsé par un souffle visionnaire. Ici s’entrelacent d’un chapitre à l’autre la campagne et l’usine, deux mondes où règnent à égalité le lyrisme et la cruauté, la splendeur (parfois) et la décadence. Ici, s’entrelacent aussi deux écritures, l’une ample, d’un classicisme ébouriffant, l’autre, incantatoire, scandée de phrases courtes balancées à la ligne*. À l’étable comme à l’abattoir, l’auteur se fait existentialiste, décortique les gestes répétitifs, l’abrutissement au labeur, le bruit et l’odeur, la nausée et la souffrance, dénonce la rentabilité et encore la rentabilité. Il s’empare de pauvres mots, les laisse naviguer sur de puissants silences : « Dans cette faible lumière, tout était pâle, il n’y avait pas de couleurs, du froid seulement… » Beat Sterchi envoie à l’équarrissage les faux-semblants et, avec eux, la littérature tiédasse. Un coup de massue… ou un coup de grâce.
Martine Laval
* Joseph Ponthus, auteur de À la ligne, s’en est peut-être inspiré (cf. Lmda N°199)
La Vache, de Beat Sterchi, traduit de l’allemand
par Gilbert Musy, préface de Claro,
Zoé, 475 pages, 22 €
Zoom Cris et mugissements
mai 2019 | Le Matricule des Anges n°203
| par
Martine Laval
De la campagne à l’abattoir, une vache et son valet de ferme, deux esclaves de notre déshumanisation. Réédition de l’unique roman de l’écrivain suisse.
Un livre
Cris et mugissements
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°203
, mai 2019.