Une traversée nocturne dans un train lancé à toute vitesse, « long serpent lumineux qui nous entraînait avec un fracas de bête rageuse (…) vers le soleil des morts ». Coincés à l’intérieur, le narrateur « crucifié à la fenêtre, (…) dégueulant toujours et sans cesse (s)es ténèbres », et « les vivants et les morts à (lui) connus, tous assis bien peinards, bien gentils, souriants cons, bien polis ». La vie, quoi. Celle qui nous tue. Et sous le crâne, les souvenirs en bagage, les jolis et les doux comme les plus dégueulasses, de plus en plus lourds et encombrants.
Puisqu’on est, quoi qu’on fasse, emportés au bout de cette nuit, on peut, sans ralentir le train, tenter de refaire le chemin à l’envers, « chiner obstiné aux surplus de l’enfance », « brasse(r) et remue(r) jusqu’au fond et reluque(r) ce qui remonte ». Et de ces bribes éparses, de ces images enfouies, redonner vie à un temps irrémédiablement perdu. Marin Tince, dont on ne sait presque rien sinon, dixit son éditeur, qu’« il écrit depuis toujours et n’a jamais publié jusqu’ici », retrace en 700 pages serrées les prémices d’une vie : de l’enfance à l’adolescence, celle d’un « petit bonhomme triste et absent » né à l’hiver 1965 à Paris, près de République. 700 pages où la langue claque, sauvage et mal léchée, mêlant l’argot le plus expressif à la syntaxe la plus précieuse, la trivialité au sublime. De ce foisonnement verbal à l’infatigable vitalité et à la sensibilité exacerbée, c’est tout un monde qui émerge – une résurgence poétique et tragique de l’hier enfui, dont on croise les figures et les fantômes. Ces apparitions momentanément sorties du néant s’incarnent au fil de la logorrhée, se cristallisant en scènes ou personnages improbables, parfois grotesques, souvent affreux : vieillards momifiés attendant la fin, silhouettes simiesques et braillantes, « bavasseux assoiffés », mères douceâtres au regard mort… Car le monde de ce jeune Bardamu (comment ne pas penser au Voyage de Céline ?) n’a rien de très accueillant. Plus précisément, il se révèle totalement incompréhensible – vaste cirque, théâtre dérisoire où « tout n’était que décor, la rue, les immeubles, tout que toc », les êtres itou, laborieux « comédiens appliqués » à travailler, l’âge avançant, des « compositions de plus en plus complexes ».
Et au centre de ce grand manège, Matin, c’est son nom, appliqué à résister au vertige, promenant sa « triste obstination à raconter partout que rien n’était vrai ». Matin, vomissant ses tripes dans d’interminables jets charbonneux, expulsant son dégoût par cette « espèce de gelée noire et gluante » ou des diarrhées sans fin. Matin, naviguant dans ses « hautes mers, (s)es grands fonds », attendant « la fin de (s)on enfance comme on espère une guérison ». Résolument inadapté. Mauvais fils ? Mais comment ne pas l’être descendant d’un mauvais père, ce « grand Awouè » s’imaginant des semelles de vent, en fuite perpétuelle vers d’autres horizons, « myope du cœur et du citron », à la fois admiré et haï ? Pourtant il y a les autres – l’arrière-grand-mère « si douce » avec son bois et ses crêpes, le grand-père et ses silences attentifs, la tante éternellement étudiante, les gondolades autour de la table en formica, les copains du quartier… et au milieu de la noirceur ambiante, quelques éclairs de lumière délicats, souvent féminins : figures diaphanes et silencieuses, luciole dans la nuit, fée sous son parapluie « et les petits talons de ses escarpins comme deux épines de rose plantées entre les flaques ». Pourtant, il y a la poésie – les poèmes de Rimbaud (« Enfin le havre était là ! »), les mots de Ferré, ceux de Piaf. Et l’air du large enfin, pour aérer l’âme « comme on secoue un tapis à la fenêtre ».
De Paris à la Bretagne, de la Yougoslavie à l’Angleterre, le monde de Matin s’élargit, pour le meilleur parfois, comme ces « deux petites filles aux mains fleuries qui me demandaient où vont les oiseaux quand ils s’envolent ». Pour le pire souvent. Avec la conscience croissante de deux mondes, celui des « gueux » – le sien – et celui des « emperlousés du château », des « élégants », des « éthérés », des « fluidiques ». Dans un mélange d’effroi et de tendresse pour cette humanité, aussi crasse soit-elle, ce n’est pas le moindre intérêt du livre que de donner voix aux « grouillots de la planète » : « la pensée des humbles nous est inconnue, l’écriture est pour les riches et non pour les claquedents faut le savoir, leurs traces aux besogneux écrasés sont dans les âmes pas dans les livres, l’histoire nous l’apprend. De leur pensée on ne sait rien. Mais j’ai mémoire de mes choses, moi et ça n’a, je sais, pas un intérêt absolu mais je me souviens ».
Valérie Nigdélian
Et l’ombre emporte ses voyageurs,
de Marin Tince
Éditions du Seuil, 704 pages, 23 €
Domaine français Zig mélancolique
septembre 2019 | Le Matricule des Anges n°206
| par
Valérie Nigdélian
Un spleen baudelairien, une noirceur toute célinienne… et une grande douceur : cocktail explosif pour le premier roman de Marin Tince qui ressuscite l’enfance et un Paris disparu.
Un livre
Zig mélancolique
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°206
, septembre 2019.