Dans la société dystopique décrite par Lucie Taïeb, l’acte le plus révolutionnaire consiste à lire le dictionnaire sur une radio pirate. Ici, en effet, une novlangue sévit, qui simplifie tout à l’extrême et manie à merveille le vocabulaire de la peur et de la menace. La population est maintenue dans la crainte permanente de la destruction par un ennemi imaginaire. Sur le plan économique, les individus n’existent que par leur capacité de production. Leur vie en est réduite à un mouvement à la fois pendulaire et perpétuel : fabriquer et consommer, jusqu’à l’épuisement. C’est alors l’« effondrement », une faillite physique et psychique qui vaut à l’intéressé un séjour dans un camp de reconditionnement : « Il était au-delà de la mort : effacé. Nul ne savait où on l’emportait ». Dans ce contexte anxiogène et destructeur, une voix s’élève, diffusée sur les ondes. Sans violence, ni haine ni revendication, celle qui se fait appeler Stern propage un message d’espoir et incite chacun à retrouver sa liberté. Traquée par un membre du « service de vigilance, section de détection des suspects potentiels », elle risque sa vie à tout instant. Parallèlement, un petit garçon et sa sœur rencontrent une adolescente. Quelques moments heureux assombris par un drame indicible, qui plonge le jeune Oskar dans une détresse morbide. Puisque le réel même est nié par le système, c’est l’être lui-même qui est détruit.
Le roman de Lucie Taïeb (également poète et traductrice) s’inscrit dans la lignée des grandes œuvres anti-totalitaires, telles 1984 de George Orwell, tout en explorant d’autres voies littéraires. Certains dialogues rappellent le théâtre de l’absurde chez Samuel Beckett. L’errance de deux femmes en fuite dans une brume persistante fait revivre les récits mythiques de la Grèce antique et les tragédies de Sophocle. La prose poétique de l’auteure nimbe ce roman glaçant d’une réflexion sur la langue, à la fois sujet et matière de l’œuvre. Un drame à clé qui, comme toutes les contre-utopies, résonne comme un avertissement.
Franck Mannoni
Éditions de L’Ogre, 174 pages, 18 €
Domaine français Les Echappées de Lucie Taïeb
septembre 2019 | Le Matricule des Anges n°206
| par
Franck Mannoni
Un livre
Les Echappées de Lucie Taïeb
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°206
, septembre 2019.