S’agirait-il d’une triste tradition, d’une sorte de destinée arbitraire ? Nâzim Hikmet, déjà, écrivit la majeure partie de son œuvre dans les geôles turques, où le pouvoir, dès Atatürk, l’enferma pour son idéal communiste. Tous, autour de lui, admiraient sa résistance, son infatigable énergie de vivre et de lutter – et l’on ne doit pas s’étonner que ses lettres de prison aient pour titre paradoxal De l’espoir à vous faire pleurer de rage. Emprisonné lui aussi, lui aussi révolutionnaire, Yilmaz Güney réussit l’exploit, en donnant à un ami les instructions nécessaires, de mettre en scène à distance Yol, la permission, qui obtient la Palme d’or à Cannes en 1982. Aujourd’hui, de nouveau, les prisons turques sont pleines d’intellectuels, de journalistes, de créateurs, depuis que le président Erdogan a su utiliser le putsch, raté mais pour lui providentiel, de juillet 2016 afin de se débarrasser de la moindre opposition. Aujourd’hui, de nouveau, certains parviennent à briser le silence.
Ahmet Altan, journaliste, rédacteur en chef du quotidien Taraf au moment du putsch, a été arrêté dès septembre 2016 et condamné à perpétuité en janvier 2018 pour sa participation (bien entendu imaginaire) à cette « tentative de renverser l’ordre prévu par la Constitution ». Ces « textes de prison » composent une sorte de journal intime, sans doute entrepris, du moins en pensée, dès les premiers instants, et qui est, en même temps, témoignage et outil de résistance. S’y mêlent scènes et méditations, descriptions et dialogues – avec une lucidité admirable et un ton étonnamment mesuré. C’est qu’une sorte de sagesse, de conscience alerte et alertée, semble l’animer constamment. Ainsi ne peut-il s’empêcher, dès son arrestation, de penser à son père, qui eut à connaître la même épreuve, quarante-cinq ans plus tôt : c’est bien la « répétition d’une même réalité » car « ce pays ne se déplace que très lentement dans le cours de sa propre histoire ». Si l’anaphore d’un cruel « je ne pourrai plus » rend compte de tout ce que la prison lui vole, il n’est pourtant pas question pour lui de résignation : le tiennent debout la pensée (les références littéraires sont nombreuses), les rêves, l’attention envers ce et ceux qui l’entourent. L’ironie n’est pas absente, par exemple quand il esquisse le portrait des « petits fonctionnaires de Gogol » qui le jugent (on pense à certaines pages de L’Étranger). L’absurde le dispute au tragique puisque, comme lors des grandes purges staliniennes, se retrouvent prisonniers certains qui hier, juges ou militaires, avaient le pouvoir : « Ils parlaient avec une franchise, une ingénuité déconcertantes. Sonnés, démolis par ce coup de poing que la catastrophe venait de leur envoyer en pleine face, et qu’ils n’avaient pas vu venir, dont ils n’avaient même pas imaginé l’éventualité, persuadés que ce genre de coup du sort ne frappe que les autres ».
Nul doute que Selahattin Demirtas souscrirait aux dernières lignes du livre d’Ahmet Altan : « J’écris cela dans une cellule de prison./ Mais je ne suis pas en prison./ Je suis écrivain./ Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas ». Leader kurde du HDP (Parti démocratique des peuples), bien que détenu depuis novembre 2016, il parvient non seulement à continuer la lutte politique (il a recueilli 8 % des suffrages à l’élection présidentielle du 24 juin 2018) mais également à écrire. Nous avions pu, l’an dernier, lire son premier recueil de nouvelles L’Aurore, qui avait rencontré un succès mérité. Alors que la prison n’y figurait qu’assez discrètement, elle est totalement absente de ce nouveau recueil qui nous mène dans la Turquie profonde, celle du sud et de l’est, celle de l’innommé-innommable Kurdistan. L’existence y est rude, les rapports sociaux tendus – d’autant plus que le pouvoir turc, jadis et naguère, y impose son arbitraire, ses injustices. Un procureur se rend dans un village lointain, pour tenter de se réconcilier avec son propre passé… Un enfant meurt de froid dans une bourgade presque fantomatique… Un jeune homme devient amoureux de celle à qui il a volé son portable – et découvre la solidarité des révoltés… Certaines de ces nouvelles sont des apologues à la leçon parfois un peu trop prévisible, mais toutes dépeignent avec empathie une humanité toujours fragile, souvent humiliée – que Selahattin Demirtas, par l’écriture, peut rejoindre, échappant ainsi à la solitude carcérale.
Thierry Cecille
Je ne reverrai plus le monde,
d’Ahmet Altan
Traduit du turc par Julien Lapeyre de
Cabanes, Actes Sud, 219 p., 18,50 €
Et tournera la roue,
de Selahattin Demirtas
Traduit du turc par Emmanuelle Collas,
Éditions Emmanuelle Collas, 192 p., 15 €
Domaine étranger D’un pays entravé
septembre 2019 | Le Matricule des Anges n°206
| par
Thierry Cecille
D’une Turquie bâillonnée nous parviennent encore quelques voix, par-delà les barreaux – ainsi celles, dissemblables mais fortes, d’Ahmet Altan et de Selahattin Demirtas.
Des livres
D’un pays entravé
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°206
, septembre 2019.