Il y a un certain panache à vouloir parler de la beauté à une époque qui a tendance à la nier et à l’avilir au point que plus personne ne sait ce qu’elle est. D’où l’intérêt du choix de textes qu’a réunis Frédéric Brun, le créateur des éditions Poesis, autour de cette notion de beauté. Couvrant vingt siècles de réflexions sur un plan esthétique, philosophique ou poétique, ce choix se décline en dix ensembles s’attachant aux principales manifestations de la beauté.
Placés sous l’égide de Platon et notamment de la question de Socrate dans l’Hippias majeur, « Qu’est-ce que le beau ? », les deux premiers ensembles titrés La beauté originelle et La beauté divine, cherchent à définir l’essence du beau, l’effet d’« irradiation » du beau. Pour P. Jaccottet, « la beauté ne peut pas être un simple ornement » ; pour S. Weil, c’est « l’harmonie du hasard et du bien » tandis que pour Platon, derrière toutes les belles choses, existe un Beau supérieur, une « Beauté éternelle » de laquelle participent toutes les merveilles. Pour d’autres, comme Plotin, c’est le divin qui est la source de la beauté. Autrement dit, derrière l’apparence se cache le signe d’autre chose, ou se manifeste le reflet d’une beauté plus profonde. Le beau est le miroir du divin, du Bien, du Vrai, du Bon. Quant à Rilke il est persuadé qu’il est impossible de créer de la beauté. « On ne peut que ménager des circonstances aimables ou sublimes pour ce qui, parfois, consent à s’attarder chez nous. »
D’autres, Novalis, Emerson, mettent la nature à la place du divin et voient dans la « beauté naturelle », « le héraut de la beauté intérieure et éternelle ». Pour l’esthétique classique, l’art doit imiter la nature. « L’homme n’avancera pas dans l’invention de la beauté, sans imiter directement les formes naturelles » (Ruskin). Mais cette beauté naturelle est-elle supérieure à la beauté artistique ? Vaste débat que tranche brutalement Hegel : « Le beau artistique est supérieur au beau naturel, parce qu’il est un produit de l’esprit », et que l’esprit est supérieur à la nature. Mais pour Van Gogh, il n’y a d’autre parti que « de lutter avec la nature aussi longtemps qu’il le faudra pour qu’elle confie son secret ».
De la beauté artistique à la beauté poétique, il n’y a qu’un pas. Schlegel pense que la poésie du monde est antérieure à la poésie du verbe, et Michael Edwards fait de la poésie l’exploration de la beauté première du monde, la recherche de la « bonté primitive » qui a présidé à l’avènement de l’univers, à l’aventure de la vie, un peu comme François Cheng.
L’ensemble suivant cherche à savoir si la beauté dépend de règles d’harmonies particulières. Il confronte l’esthétique occidentale à l’esthétique japonaise et plus particulièrement aux règles du wabi-sabi c’est-à-dire à celles d’une beauté austère, sans apprêt, d’une simplicité proche de la pauvreté. Une beauté qui peut surgir spontanément, à n’importe quel moment. D’où l’importance de la beauté éducatrice, qui apprend à voir, à juger du beau. Car la beauté n’existe pas que dans les belles choses et peut même être « terrible » comme dans les peintures noires de Goya. À l’opposé, il y a la beauté amoureuse, celle face à laquelle « l’esprit s’incline en vassal » (Thomas Mann), celle qui touche dans l’être ce qui le lie à la jouissance. Et puis il ne faut pas oublier la beauté utile, concrète et vivante, du bel objet. Pour Bonnefoy « l’attention à la forme, à sa force, à son élan », relève de la participation à « la grande chose cosmique » tandis que pour d’autres un objet ne saurait être beau que détaché des liens de finalité qui l’uniraient aux nécessités de la vie.
On est donc passé de l’Idéal du beau, de la promesse d’une belle âme, de l’expression d’une transcendance ou de la splendeur du vrai à leur effritement dans des phénomènes de subjectivisation entraînant la dissolution de l’idée de beau dans « l’esthétique » individuelle. C’est ainsi qu’avec Baudelaire et son beau qui « est toujours bizarre », on est entré dans l’ère de la beauté moderne. Du beau hugolien, qui n’est que « l’infini contenu dans un contour », à la beauté convulsive de Breton ou à celle de Maria Gabriela Llansol découvrant, dans les débris d’un pot de fleurs brisé « un beau encore plus beau » que celui auquel elle était habituée, chacun invente désormais son beau. Jusqu’au beau actuel qui n’a d’autre but que de livrer l’art à la consommation plutôt qu’à la contemplation. Finalement, la beauté reste un mystère ne serait-ce que parce qu’il est impossible de nommer le beau sans exiler la beauté. Alors contentons-nous de la chérir en ses fragments épars, et de la saluer.
Richard Blin
La Beauté, choix de textes, et avant-propos de Frédéric Brun, Poesis, 320 p., 21 €
Essais De toute beauté
septembre 2019 | Le Matricule des Anges n°206
| par
Richard Blin
Un choix de textes de quatre-vingts auteurs, de l’Antiquité à nos jours, pour tenter de cerner le mystère de la beauté.
Un livre
De toute beauté
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°206
, septembre 2019.