On était loin de penser un jour lire le journal (intime ou non) de Christian Prigent. Le genre, qui laisse l’écriture flotter au gré du temps et note les humeurs du moment, ne semblait pas convenir à un auteur qui travaille la langue « au couteau ». Mais Point d’appui est au journal intime ce que Commencement est au roman : un vague air de famille (la chronologie respectée, les textes parfois très courts) et beaucoup de différences. La principale, ici, est de l’ordre de l’exigence : exigence de la pensée tout autant que de l’écriture. Lire ces pages est enthousiasmant. Une forme de beauté se dégage de cette « action thinking », pensée en mouvement. Christian Prigent aborde dans ce livre, avec insistance, ce qui préside à son écriture : « croire pouvoir toucher la vérité dans la frontalité confessionnelle est un leurre. Le vrai exige le détour de l’artifice poétique. » Chantre de la densité dans l’écriture, le poète dévoile des pans de son travail (« À peine lancé dans l’écriture des enfances, il a fallu résister au phrasé pentasyllabique de Grand-mère Quéquette ou Demain je meurs »), insiste sur le travail continu qu’impose l’injonction d’inventer des formes, de s’arracher à la pente du lieu commun, d’inventer une langue pour rendre partageable la subjectivité de l’expérience d’être au monde. Injonction aussi intime – « la langue est, en nous, un virus espion qui nous observe, oriente nos conduites, nous sépare maladivement du monde » – qu’extérieure – « l’actualité : la publicité que l’époque se fait à elle-même ». C’est ici le sens de toute une vie sur quoi le journal revient sans cesse, alternant la pensée pure, une revisite de l’histoire littéraire (TXT et ses combats, les rencontres avec Guyotat), les échanges de courriers avec Nathalie Quintane, des interludes comiques, des hors-champs critiques sur des livres, des films, des œuvres picturales. Si l’affect est présent, c’est toujours dans la perspective de nourrir une réflexion esthétique autant que politique.
Parmi les thématiques les plus visitées de cette réflexion, la dichotomie que pointe l’auteur entre réel et réalité est peut-être celle qui explique le mieux l’origine de l’écriture. C’est à partir de ce rapport au réel que Sylvain Santi, spécialiste des avant-gardes aborde dans Cerner le réel une œuvre parmi « les plus prolifiques de la littérature française contemporaine ». L’essai, roboratif, est plus que convaincant : il éclaire intelligemment une œuvre dont la part littéraire déborde du champ qu’on lui réserve généralement. « La responsabilité de l’écrivain est de se tenir dans la proximité du mal » écrit Sylvain Santi. C’est peut-être cette proximité-là qui rend, selon Michel Surya, préfacier de cet essai, la littérature « maudite ». Et désirable. T. G.
Point d’appui, de Christian Prigent
P.O.L, 459 pages, 22,90 €
Cerner le réel : Christian Prigent
à l’œuvre, de Sylvain Santi
ENS éditions, 364 pages, 29
Dossier
Christian Prigent
En coulisses
janvier 2020 | Le Matricule des Anges n°209
| par
Thierry Guichard
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