Né en 1997, Simon Berger est à peine plus âgé que le héros de Laisse aller ton serviteur, un roman où il aborde un court mais décisif moment de la vie de J. S. Bach. Nous sommes en 1705, il a 20 ans, vit en Thuringe, à Arnstadt dont l’église possède un orgue tout neuf qui lui a été confié. « Il jouait son rôle avec ferveur et discrétion. Jamais une note qui ne brillât d’un éclat feutré, d’un respect terrifié par la proximité du ciel. » Apprécié, reconnu pour son talent, le jeune organiste s’y est vite fait une solide réputation.
Mais voici qu’il est conduit à prendre connaissance d’une partition de Dietrich Buxtehude, le maître de Lübeck, et de générations d’organistes. Une partition qu’il déchiffre dans une sorte d’état second, avec une émotion intense où la grâce et l’amour surabondent. Une partition et une musique qui ont pour lui valeur et rang de Révélation. Lui qui considérait déjà la musique comme « grande et noble chose, faite à la dimension du Seigneur, à la mesure du Dieu vivant » n’en revient pas. « Un être de chair et de sang », qui avait nom Buxtehude, avait réussi le prodige de « faire danser Dieu ». Cette partition « est miracle et preuve de miracle. Par elle, je crois au miracle et à la vérité ».
Bach venait de se découvrir un maître « mais la grandeur du maître n’était pas là pour le réchauffer ». Alors, tel un amoureux transi qui ne pense plus qu’à contempler le visage de son maître, Bach va demander un congé, bien décidé à braver l’hiver et à parcourir à pied les quatre cents kilomètres qui le séparent de Lübeck et de son maître. Un voyage vers le nord – en compagnie de la partition bien au chaud contre son cœur – que l’auteur nous fait partager non pas tel qu’il fut, mais tel qu’il l’invente, entre proximité et distance. Mi-rêvé, mi-reconstruit – l’ignorance assumée sert à relancer l’écriture à travers le jeu des hypothèses –, rejoué pour soi, il permet de se glisser dans l’intimité d’un Bach confronté aux autres, aux paysages, au doute, à la tentation du renoncement, à la solitude et à un silence peuplés par sa foi en Dieu et en la musique.
Il y eut des matins et des soirs, des soirs et des matins, puis ce fut l’arrivée à Lübeck, la « Jérusalem allemande » où enfin il put entendre, le corps particulièrement ému, les sept cantates de la partition qui avait décidé de son voyage. Une écoute qui démultiplie sa foi en Dieu, en la musique et en Buxtehude dont il pouvait enfin toucher des yeux « la chair ». « Ce nom qui swingue, ce nom qui danse, c’était lui », un homme dont l’allure « était celle un peu des gens de maison » et qui, dans le silence de son humilité « faisait au fond de l’église, la plonge de Dieu ». Un homme qui va lui apprendre que la musique n’est rien : « Nous ne sommes que des serviteurs », « nous faisons de la musique comme les domestiques font la vaisselle ». Des serviteurs de l’immense service d’adoration. « Nous jouons, Johann Sebastian, nous jouons : c’est un jeu. » Un jeu sérieux, qui les dépasse, qui est « mystère en transe », qui exige le don total de soi, et qui sera, pour Bach, un art d’être par Dieu, ce que Cioran formulait en disant que Dieu devait son existence à J.S. Bach.
Récit d’un voyage initiatique, Laisse aller ton serviteur est aussi un livre sur la relation de maître à disciple – « À la mémoire de mon maître, Didier Bonald, ce roman, comme une prière » dit la dédicace. Un livre qui, par-delà la façon dont le destin s’articule à la vie, dit la part d’altérité dans l’élaboration d’une identité artistique, mais aussi tout ce qu’elle exige d’incarnation, d’intensité et d’amour de l’absolu.
Richard Blin
Laisse aller ton serviteur, de Simon Berger
Corti, 112 pages, 14 €
Domaine français Comment devient-on Bach ?
janvier 2020 | Le Matricule des Anges n°209
| par
Richard Blin
En évoquant le geste aussi fou que sublime du futur compositeur bravant cent lieues de neige pour aller retrouver son maître, Simon Berger signe un premier roman prometteur.
Un livre
Comment devient-on Bach ?
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°209
, janvier 2020.