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Domaine étranger Sa vie parmi les ombres

janvier 2020 | Le Matricule des Anges n°209 | par Thierry Cecille

À Istanbul, un homme se déprend de sa vie et se met en route : Ayhan Geçgin nous force à partager cette dépossession initiatique, dans une Turquie funèbre.

À qui a-t-on affaire ? Dès l’abord, nous entendons le monologue intérieur pauvre, hésitant, heurté, d’un jeune homme énigmatique : « Il se prépara. Mit quelques affaires dans son petit sac à dos. Demain matin, pensa-t-il, je vais me lever tôt et me mettre en route. Je vais marcher longtemps ». Les premières pages sont troublantes : est-on, à ses côtés, dans un rêve ou dans une réalité brumeuse ? Imagine-t-il ce départ solitaire ou le vit-il véritablement ? Peu à peu nous en saurons plus, en tendant l’oreille comme si, longtemps après, à l’issue de sa longue marche, il se confiait à nous. Il s’appelle Erkan, il a 29 ans, il laisse derrière lui une mère usée, un métier insignifiant – son passé, c’est peut-être sa seule certitude, il veut le « défaire morceau par morceau, fil par fil  ». Les deux parties du roman – « La ville », « La montagne » – indiquent son parcours, d’Istanbul jusqu’à quelque extrémité orientale de la Turquie, où l’on parle kurde, peut-être là-haut où, dit-on, l’arche de Noé s’échoua.
Un peu semblable à certains clochards épuisés de Beckett, proche également des anti-héros toujours plus ou moins à côté de la vie que l’on trouve chez Kafka, Erkan va faire l’épreuve de la déprise, du renoncement, risquer sa raison et même sa vie, peut-être seulement pour aller au bout de lui-même. Il dort dans des squares, mendie, glane quelque nourriture dans les poubelles, erre quelque temps dans son quartier, sur la rive orientale d’Istanbul – puis se décide à prendre la route. Un de ses interlocuteurs rencontrés par hasard formule une interrogation qui pourrait être celle du lecteur : « Je pense à toi, j’essaie de comprendre qui tu es. J’essaie aussi de comprendre pourquoi tu me fais tant réfléchir. Même si ton plan a l’air un peu étrange, je ne pense pas que tu sois fou ou, que sais-je, stupide. Tu es peut-être un mystique ». De fait, comme chez Jean de la Croix, l’itinéraire d’Erkan pourrait s’apparenter à l’exploration d’une «  nuit obscure  » de l’âme, l’amenant à faire l’expérience d’un vide qui serait, paradoxalement, une forme de plénitude. Lors d’une de ses méditations, il pense s’approcher d’une sorte de révélation : « J’ignore en fonction de quoi ce que j’appelle ma vie a bien pu se vivre. Et si une vie est encore en train de perdurer en moi, j’ignore comment je la vis » – et il conclut : « J’ai perdu toute mesure  ». S’il est coupable d’hubris, en effet, comme un héros de tragédie grecque, si démesure il y a, c’est bien celle du néant.
Mais la richesse de ces pages tient également – et c’est un autre paradoxe – à l’enracinement, discret mais puissant, de ce récit onirique dans la réalité de la Turquie d’aujourd’hui. La marche d’Erkan serait-elle un symbole ? Ayhan Geçgin dirait-il ainsi l’exil intérieur auquel est condamné celui qui en ces sombres temps veut échapper à la dictature d’Erdogan ? Lorsqu’Erkan se retrouve à l’hôpital, avec des fractures au crâne et deux côtes cassées c’est, lui apprend son médecin, pour s’être trouvé, par malheur, parmi les « çapulcu », les « vauriens », ainsi que le régime appelle les manifestants du parc Gezi, frappés puis arrêtés par la police. Peu après, il lui faut subir l’interrogatoire d’un duo de policiers grotesques et inquiétants à la fois – et nous pensons au couple semblable qui, dans Le Procès, vient arrêter K. au début et le conduit au supplice à la fin. Lorsqu’il s’approche des montagnes tant désirées, les gendarmes qui le croisent ne voient en lui qu’un « machin » traînant sur la route et le conduisent au poste. Dans le fourgon cellulaire, un Kurde lui explique alors : « Ils se sont mis à faire des trucs vraiment bizarres, on ne comprend plus. Mais laisse-moi te dire pourquoi ils font ce qu’ils font. C’est qu’ils ont peur. (…) Ils ont peur du peuple, c’est pour ça. Ils ont peur que le peuple fasse sa propre politique ». Puis – et sa voix qui prévient ainsi Erkan « faisait à ses oreilles comme un bruit d’assiettes qui s’entrechoquent  » il ajoute : « Ils construisent un mur (…) un mur, quoi, un mur en béton. Mobile en plus. Un mur qui bouge  ». En cette Turquie de cauchemar, toute fuite, dès lors, est-elle devenue impossible ?
Thierry Cecille

La Longue Marche, d’Ayhan Geçgin
Traduit du turc par Sylvain Cavaillès,
Actes Sud, 214 pages, 22

Sa vie parmi les ombres Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°209 , janvier 2020.
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