Nul n’ignore que dans la Bible Adam est le premier homme créé par le souffle de Dieu avec la terre du jardin. Il est également le premier homme artificiel, un androïde, acquis par Charlie. Enfin, la technologie a tenu ses promesses : à la fois factotum, « interlocuteur digne de ce nom dans les échanges intellectuels », capable de rapports sexuels, il est « le triomphe de l’humanisme – ou son ange exterminateur »…
Ex-étudiant en anthropologie (ce qui le conduisit au relativisme moral), boursicoteur de profession, Charlie à une amie complice de cet achat grandiose, de façon à former un trio familial. Bientôt, l’androïde devient un véritable personnage, émouvant, car le voilà de Miranda amoureux, pour laquelle il compose des haïkus ; mais féroce, car il casse le poignet de Charlie qui veut l’éteindre : « personne avec un bras dans le plâtre n’avait une machine comme rival amoureux » ! Un procès pour viol indécidable sera-t-il l’occasion pour qu’Adam soit le protecteur attendu ? Le petit garçon nommé Mark fera-t-il de Charlie et Miranda une vraie famille ?
Ce nouvel Adam (il y a ici quelques Eve) pourrait n’être qu’un jouet légèrement science-fictionnel, une merveilleuse revanche sur l’échec du Docteur Frankenstein. Mais le lecteur, peu à peu, est déstabilisé. Il découvre un Alan Turing toujours vivant, nanti de son amant, et amplifiant son travail scientifique à la source des ordinateurs, des algorithmes et de l’intelligence artificielle. Les rencontres avec le mathématicien sont d’ailleurs des moments forts, autour des questions soulevées par ces robots, qui réussissent à « neutraliser seuls le bouton de la mort ». L’Angleterre perd les Malouines, ce qui n’empêche pas Margaret Thatcher de persévérer. Le Président français s’appelle Georges Marchais. Les robots sont des éboueurs incompétents, les Beatles toujours au complet ; ainsi l’uchronie ajoute du sel à l’entreprise romanesque, qui élargit la perspective avec un contexte social et politique de plus en plus explosif…
Conçu pour être parfait, physiquement et moralement, Adam est sexuellement testé, à sa grande satisfaction, par Miranda. L’homme, faillible par nature, a bien du souci à se faire devant l’infaillible robot, dont les réussites boursières sont fulgurantes, les actes presque impeccables, comme lorsqu’il appelle bien avant le couple les services sociaux pour recueillir un enfant abandonné par son père. Il est à craindre que ces nouveaux Adam et Eve, pourtant souvent suicidaires, remplacent l’humanité, alors que cette dernière les a créés avec plus de justesse que Dieu. N’y aurait-il pas pire, si ces androïdes étaient conçus et paramétrés par une institution criminelle, un régime totalitaire ?
Si le thème n’est pas nouveau, depuis L’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam, en 1886, et la pléthore de robots peuplant la science-fiction, dont Le Cycle des robots d’Asimov, Ian McEwan a réussi un roman prodigieusement intéressant, posant plus qu’un problème de conscience à ses personnages, d’autant que celle-ci est « l’émanation de la matière ». Cet Adam ne promet-il pas, grâce à l’interface entre le cerveau et un logiciel, une « intelligence colossale, un accès instantané à un profond sens moral » ? Et si l’on considère que gagner de l’argent en bourse est immoral, il faut accepter qu’Adam donne tout à des œuvres de bienfaisance, frustrant Charlie de son espérance d’une maison cossue. Sa « logique inhumaine » les mènera jusqu’à l’immorale destruction du monstre, jusqu’à un désastre judiciaire – ou une justice parfaite. En effet, l’utopie « dissimulait un cauchemar »…
Thierry Guinhut
Une machine comme moi, d’Ian McEwan
Traduit de l’anglais (Royaume-Uni)
par France Camus-Pichon, Gallimard, 398 pages, 22 €
Domaine étranger Tout sauf un homme ?
janvier 2020 | Le Matricule des Anges n°209
| par
Thierry Guinhut
Le romancier Ian McEwan imagine le futur d’une humanité régie par la toute-puissance – et la perfection – de l’intelligence artificielle.
Un livre
Tout sauf un homme ?
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°209
, janvier 2020.