Ce que ce roman entreprend de nous raconter, c’est l’histoire de Muharem, un pauvre métayer du Monténégro. Un beau jour, cet homme « menu, laid, voûté », mais encore poitrinaire, épuisé, et rongé par la faim, décide de se rendre à Bijelo Polje (village voisin qui n’est autre que le village natal de l’auteur), pour y vendre son coq (le seul bien qu’il lui reste), pouvoir ainsi éponger ses dettes, et peut-être devenir un homme (une ambition somme toute bien modeste).
En chemin (et peut-être n’a-t-il encore parcouru que quelques mètres), le voici stoppé net par une noce qui lui barre littéralement la route. Une noce autour de laquelle gravitent déjà des personnages hauts en couleur : Mara la folle (« dépenaillée, tout égratignée et les cheveux ébouriffés »), les fossoyeurs Ismet et Stretchko (l’un musulman, l’autre orthodoxe, tous deux cherchant pendant tout le roman l’endroit exact où ils sont censés enterrer leur mort), ainsi que les vagabonds Petar et Jovan, sur lesquels il y aurait presque autant à dire que sur le protagoniste. Ces deux-là n’ont rien à envier aux Vladimir et Estragon d’En attendant Godot de Beckett : Petar rêve de se faire écraser les jambes par une voiture ou un camion afin de finir estropié, et il est persuadé qu’ils resteront ensemble jusqu’à la fin de leur vie (« À quoi bon se séparer (…) ? On se retrouvera toujours. Supposons que tu t’en ailles dans une direction, moi une autre. On se perd pour une éternité. On fait le tour de la terre. Et comme la terre est ronde, on se retrouvera justement ici, et on s’embrassera »).
Le décor lui-même, dont nous ne saurons pas grand-chose, n’a rien de très engageant. Il est traversé par une rivière qui charrie, à longueur de journée, « une terreur et des douleurs différentes », comme si elle était là exclusivement pour nettoyer les lieux, et les débarrasser de leurs maux.
Pendant que chacun s’observe plus ou moins à la dérobée, les noceurs s’enivrent et font grand tapage (ici, à défaut de faire de longs discours sur l’amour, dont il ne sera d’ailleurs jamais question, on boit une eau-de-vie de prune appelée « rakia »). Rapidement, la fête dégénère, l’alcool autorisant soudain chacun à donner libre cours à ses pulsions ainsi qu’à ses instincts les plus vils. Il faut dire aussi que parmi les noceurs, personne ne va très bien. Jusqu’au vieil Iliïa, qui passe pourtant pour un vieillard respectable : il pense à ouvrir « d’un coup de couteau son gros corps pourri », et lorsque sa femme venait de guérir, il a rêvé « de lui enfoncer la tête dans une mare, de la noyer ». Pas surprenant que Muharem devienne leur souffre-douleur. Ils le menacent de lui plumer son coq et de le faire cuire, cependant qu’un groupe d’hommes se charge de violer la folle. Le coq aura plus de chance que la malheureuse : il s’envolera très loin dans le ciel, là où aucune main ne pourra l’attraper. Frustrés, les noceurs s’emploieront alors à humilier Muharem…
Publié en 1955, Le Coq rouge est un roman lourd et oppressant. Chacune de ses pages repose sur un coin de terre « qui pue toujours le cadavre et la merde ». Les hommes s’y montrent violents, bêtes, volontiers cruels, sadiques, brutaux, mais alors d’une brutalité animale. C’est peut-être qu’il y a une colère qui gronde en chacun, et qui n’aspire qu’à s’exprimer, à vrai dire peu importe comment, d’où cette violence qui paraît souvent gratuite, mais qui est toujours à la fois sale et perverse.
Ce roman semble avoir hérité de deux influences qui se complètent à merveille : Rabelais d’un côté, pour le versant dionysiaque de la fête, Beckett de l’autre, pour son versant tragique. Le plus tragique d’ailleurs est peut-être cette remarque de Petar, qui n’a d’anodin que l’apparence, et qui s’adresse autant à son compagnon d’infortune qu’à lui-même : « Ce qui me fait mal, c’est que… c’est que nous sommes des hommes ».
La seule parcelle de beauté se cache dans le cimetière, au moins aux yeux de Petar : « sans croix, sans noms, sans dates de naissance, de décès, sans ces portraits ridicules ». Un beau cimetière donc, essentiellement parce qu’il est vide et débarrassé de la folie des hommes.
Au bout du compte, il n’y a aucun espoir d’un monde meilleur, ou seulement apaisé. Aucun espoir sinon ce coq rouge, dont on ne sait trop ce qu’il symbolise. Il est la seule richesse de Muharem. Mais il en est une aussi pour Petar, et peut-être pour chacun d’entre nous : « Eh bien moi, il me semble que le cœur ressemble à un coq (…). À un grand coq rouge. Et la vie dure aussi longtemps que ce coq chante. » Dans son cas, difficile de dire si c’est pour le meilleur ou pour le pire.
Didier Garcia
Le Coq rouge, de Miodrag Bulatović
Traduit du serbo-croate par Édouard Bœglin, Points, 312 pages, 8,80 €
Intemporels Débauches balkaniques
janvier 2020 | Le Matricule des Anges n°209
| par
Didier Garcia
Avec Le Coq rouge, le Serbe Miodrag Bulatović (1930-1991) dresse un portrait dérangeant d’une micro-société gangrenée par la cruauté.
Un livre
Débauches balkaniques
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°209
, janvier 2020.