Contrairement aux apparences, Les Agents n’est pas un de ces cauchemars bureaucratiques à la manière de Kafka. Bien que le roman se déroule entièrement dans l’espace confiné de bureaux – chaque personnage enfermé dans son box –, c’est une sorte de dystopie qu’il nous raconte, celle d’un monde de traders lobotomisés qui passent leur vie à surveiller sur un écran d’incessantes colonnes de chiffres. Ce n’est pas le traditionnel cauchemar bureaucratique, c’est plutôt son actualisation néo-libérale : un monde où seul existe l’échange virtuel et permanent – via des logiciels fonctionnant en parfaite autonomie – d’un argent dont on a du mal à saisir la réalité. L’homme, dans un tel monde – le nôtre, oui, à peine exagéré –, est devenu subsidiaire. La machine folle du profit est littéralement devenue une machine qui détraque en solo. Mais l’homme, pourtant, est encore là. Le voici donc dans un box, face à un écran où défilent des chiffres. À quoi ces chiffres renvoient importe peu ; achat, vente, transfert ou cours de l’action, cela revient au même, les personnages de ce récit de terreur n’en ont pas vraiment idée. Ce qui compte, c’est leur surveillance continuelle de ces chiffres et, surtout, la surveillance réelle ou fantasmée dont ils sont eux-mêmes l’objet. Ils surveillent et on les surveille tandis qu’ils surveillent. Ce qui revient à dire que c’est surtout eux-mêmes qu’ils surveillent, car ceux qui les surveillent n’existent peut-être pas. Les chiffres, s’ils furent inventés par l’homme, n’ont plus besoin de lui.
Ce quatrième roman de Grégoire Courtois joue habilement des sueurs froides qu’il saura provoquer chez le lecteur en décrivant un monde absurde et paranoïaque où tout n’est que commandements insensés auxquels il convient d’obéir au doigt et à l’œil. L’auteur construit subtilement la tension avant de faire surgir la crise qui fera vaciller cet univers contrôlé jusqu’au moindre octet. En réalité, il y a bien quelque chose de kafkaïen dans cette évocation clinique d’un univers régi par des lois aussi castratrices que ridicules. Certaines scènes prêteraient au comique si le ridicule, ici, ne tuait pas.
Dans Les Agents, le monde est entièrement couvert de gratte-ciel ; un damier uniforme qu’on imagine s’étendre à perte de vue. Dans ces immeubles – dans l’un d’entre eux, duquel nous ne sortirons pas –, des gens surveillent des écrans. L’enfer, c’est la rue, ce qui se trouve tout en bas, hors champs. C’est le lieu de la relégation et de la mort, celui où rampent ceux qui auront été exclus. L’exclusion, dans ce cauchemar où la seule réalité apparente est la lumière que projettent les écrans sur lesquels défilent les flux financiers, est une conséquence de l’inaptitude au travail, qui est elle-même une conséquence de la guerre sans merci que se livrent les agents, rassemblés en guildes prêtes à tous les coups fourrés pour assurer leur mainmise sur l’étage qui leur a été échu dans la grande tour de bureaux. Quand le travail lui-même n’a plus aucun sens, il ne reste que la fiction de la position sociale.
Les membres des guildes échangent virtuellement sur un système de « chat » interne, se retrouvent lors des pauses minimales qui leur sont concédées, achètent (virtuellement) des armes ou de quoi renforcer leurs boxes jusqu’à les blinder, et échafaudent des stratégies pour préparer une guerre toujours imminente. Car c’est de conquérir des territoires qu’il s’agit ; en l’occurrence, des boxes.
Les Agents semble nous raconter l’une des fins possibles du monde, celle qui semblerait la conséquence logique du nôtre : désastre écologique total (la nature, dans le roman de Grégoire Courtois, n’existe plus ; seul existe la nature humaine, jamais brillante) ; concurrence généralisée, non plus seulement des entreprises ou des pays, mais de chaque humain ; culte du profit si extrême qu’il en devient une sorte d’entité autonome assistée (ou créée) par la technologie. Dans un tel monde, la gouvernance globale existe : c’est la 5G ou son équivalent.
Pourtant, nous prévient l’auteur dès la première phrase, « la fin du monde n’existe pas ». N’y voyez pas un message optimiste (le livre ne l’est pas). Plutôt un double avertissement : l’histoire finira mal et les apocalypses sont toujours conçues à notre mesure. On a ce qu’on mérite, puisque « c’est notre lot de vivre dans des mondes qui n’existent que pour nous ».
Guillaume Contré
Les Agents, de Grégoire Courtois
Le Quartanier, 296 pages, 18 €
Domaine français Apocalypse now
juillet 2020 | Le Matricule des Anges n°215
| par
Guillaume Contré
dans un monde gouverné par des machines virtuelles, Grégoire Courtois imagine les conséquences de notre assujettissement au profit et à son culte.
Un livre
Apocalypse now
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°215
, juillet 2020.