Il suit sa pente, Jacques Darras, ou plutôt sa route de rôdeur des rives, lui « le whitmanien » si sensible aux formes larges, à la géographie, au ciel, à « la peau fruitière des femmes », aux rivières et aux fleuves du Nord. Une façon de s’étendre au-delà de soi qui suit les voies d’une navigation placée sous les auspices d’une petite rivière picarde, la Maye, qui va se jeter dans la Baie de Somme. Une rivière dont il a fait la source, la figure, la matrice et l’emblème d’un poème épique dont La Maye réfléchit est le septième tome.
Un long poème qui relève de la fluence, de la mobilité dynamique d’une écriture du débit et du départ, de la marche et du voyage. Une œuvre qui invite à sortir de nos rives individuelles, à retrouver les voies perdues du temps, à accompagner rythmiquement l’espace, à le comprendre corporellement et sensuellement à l’instar de ce que fait l’eau dans son perpétuel déploiement. « Le poème est le mimétisme le plus proche de la rivière. Une énergie de mots naît, coule et se perd dans l’océan des rythmes. » En suivant fleuves ou rivières, et plus spécialement les fleuves français qui coulent vers le Nord – le Rhin, l’Escaut, la Meuse – c’est le temps que Jacques Darras aime à remonter, celui de quelques étapes marquantes de son histoire personnelle, comme celui des eaux tumultueuses de l’Histoire et de l’âme humaine. Il le fait en jouant de la puissance réfléchissante de l’eau, et en s’abandonnant à la dérive de la rêverie associative, celle qui tisse des liens emblématiques entre nom et lieu comme entre l’être et le monde.
Livre donc, fait de pérégrinations conduites par le tracé déambulatoire des cours d’eau, et guidées par les rives sûres et solides de la culture de l’auteur. Il décrit, cite, résume, raconte, se souvient, fait le point et la part des choses. Comme dans un virtuose jeu de miroirs, le passé, l’Histoire, le vécu, la littérature, l’architecture, la peinture se réfléchissent dans la page. Parce qu’ils sont chargés d’Histoire, qu’ils traversent les grandes cités urbaines de l’Europe avec une majesté quasi seigneuriale, le Rhin, la Meuse, l’Escaut sont la source d’un continuum d’images, de paysages, de lieux, de pensées, d’humeurs commandés par ce qui s’offre à l’œil, à l’oreille ou à la réminiscence.
De Gênes à Bruxelles, Anvers et Amsterdam, comme de Rubens à Breughel, Rembrandt, Hals, Spilliaert, Van Gogh ou Ensor, ce sont des paysages, des couleurs, des saveurs, des personnages, des idées, de l’aléatoire qui passent dans la voix. La poésie – ce « transport de la réalité par la voix », ce « glissement des images » – Jacques Darras la contraint à l’accompagner « là où elle se garde bien de porter les pas ». Car c’est un poète qui écrit avec les pieds – « Je marche dans ma parole, m’entendez-vous, je marche dans ma parole. » Un poète qui a inventé le « poème parlé marché », poème total, poème partout allant. « Je marche je parle, je m’arrête, fais passer une colline, un bois dans ma parole… » C’est une vision de l’existence fondée sur la mobilité permanente que porte cette écriture toujours déjà en partance, variant sans cesse sa vitesse d’écriture, inventant une oralité toujours en quête de scansions inédites, d’alliages inouïs de mots et de sons. Écriture polyphonique qui célèbre aussi bien l’huître que la Belgique, la beauté faite femme que la bière. Car Darras refuse de dissocier l’expérimentation des formes et l’expérience de soi. « Je fus eau, colline, humanité tout à la fois, incarnés en un seul. » Une suite de réfléchissements qui est une façon euphorique d’entrer en coprésence, d’éprouver sensuellement notre condition de « fluctuants ».
Richard Blin
La Maye réfléchit, de Jacques Darras
Le Castor astral, 384 pages, 20 €
Poésie Le poète arpenteur
juillet 2020 | Le Matricule des Anges n°215
| par
Richard Blin
Du parlant mouvant, de la prodigalité, la poésie de Jacques Darras, tout en flux et reflets, porte et emporte.
Un livre
Le poète arpenteur
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°215
, juillet 2020.