D’abord il y a la lande, cette terre de tourbe et d’arbres rabougris, une terre de Bretagne dont l’âpreté magnétise. Puis, il y a « elle » qui, voyageuse, passe et néanmoins se pose à une table (d’écriture) au cœur du massif granitique des monts d’Arrée. Face à une fenêtre ouvrant sur un charme et une prairie, elle est celle qui dit, elle est une voix qui incessamment tente de formuler, de poser des mots mais lesquels ?
« Elle dit » est une amorce, une incise qui comme au théâtre actualise la parole et engage ainsi que le poinçon du tailleur en inscrirait la trace sur une pierre. Comme dans son précédent opus, Frédérique de Carvalho disait déjà l’enfance, mais cette fois, tenaillée par la peur, « elle dit aussi de ne pas/ réveiller/ tous les morts// elle bégaye en/ surface la langue de/ personne le/ bouche /à /bouche ». Elle cherche ses mots.
Barque pierre est une saison sous un crâne dont le titre semble condenser toute la puissance énigmatique d’abord parce que, pur néologisme, il surprend et provoque des sensations et des images marquées du sceau de l’ambivalence. Sur la première de couverture, en filigrane, apparaît Bag vaen qui est la traduction bretonne du titre. Or bag vaen renvoie à une légende, celle d’un premier moine évangélisateur irlandais qui au Ve siècle serait arrivé sur les rives du Finistère dans une barque de pierre. En l’espèce un mégalithe de 20 tonnes qui n’a pas bougé ! « Une baleine bleue »…
Bag vaen, douce et assonante, devient barque pierre, difficile, trébuchante, endurante traversée qu’on sait nécessaire mais qui effraie. L’exil volontaire vers « un lieu clos sans/ clôture une terre/ posthume » face auquel les mots se dérobent ; quand « elle » croit entrevoir, l’image disparaît, la langue la déporte. « Elle dit déporter est un verbe d’état./ Elle dit la langue déporte le sujet ». Or « le sujet n’est pas simple », c’est la mère : une proximité de fait mais sans lien véritable comme l’élision du partitif entre barque et pierre. La mère et l’enfant ont deux entités distanciées, deux matières opposées, deux mondes irréductibles l’un à l’autre. Fracture et séparation plutôt que lien. L’entièreté de l’opus semble se déployer à la faveur de cette élision du partitif. Elle est celle qui dit sans l’écrire ou par le détour d’un mot inventé, par le geste d’écrire autre chose, elle figure ce qui manqua, qu’il s’agisse de la brume qui s’abat sur la lande et obstrue la perspective, qu’il s’agisse de la fracture qu’impose la tombée de la nuit à l’élan créateur « le soir la table la pluie le silence rien » ou encore une vitre entre « elle » et le dehors : « elle dit qu’il y a une vitre/ la vitre n’est pas la fenêtre/ elle dit que c’est la paroi ». Cette autre vitre, enfant, « la buée sur la vitre le lent voyage à ne pas oser/ effacer la petite couche grise et froide devant/ les yeux (…) la voix nouée en fond de gorge de ne pas/ répondre à la question de ne pas oser la parole et/ tout ça qui enfonce dans/ un silence rouge où le cœur ».
Pour autant depuis le chaos de l’infans, le désordre de la mémoire et l’impériosité du désir, la voix élabore un chemin, « elle dit l’enfance rapiécée de la langue », ce qui peut se loger au cœur même des manquements, des blancs, des omissions, des trous.
« Une nouvelle terre émergée » se fait jour, « le pli des bêtes dans le creux de la main toute joie/ revenue » elle avance, passe-muraille, elle franchit à genoux, essoufflée, « elle dit la langue attise c’est un feu de/ forêt », une épiphanie merveilleuse et discrète comme cette forme animale laissée par le passage des bêtes dans les sous-bois ou l’empreinte labile du vol des oiseaux.
Christine Plantec
Barque pierre
Frédérique de Carvalho
Éditions Isabelle Sauvage, 104 pages, 18 €
Poésie Habiter en oiseau
septembre 2020 | Le Matricule des Anges n°216
| par
Christine Plantec
Arrimé à l’enfance, le geste d’écriture est parfois une entreprise redoutable. Cinquième opus de Frédérique de Carvalho.
Un livre
Habiter en oiseau
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°216
, septembre 2020.