Ne jamais préjuger du paratexte, cette « zone indécise entre le dedans et le dehors » (pour citer Gérard Genette), où l’on retrouve pêle-mêle, à côté du texte lui-même, titre, dédicaces, préface, notes de bas de page… À ce premier roman d’Eva Baltasar, salué lors de sa publication en Espagne, un titre glacé : Permafrost, auquel le corps nu en couverture donne un étrange contrepoint. « Sol perpétuellement gelé des régions arctiques » (dixit Le Robert) versus chair nouée en une torsion fiévreuse ? On imagine le feu intérieur, l’empêchement, la réduction au silence… En exergue, une citation du Naufragé de Thomas Bernhard donne le ton (« C’est un malheur que de naître, et aussi longtemps que nous vivons, nous ne faisons que prolonger ce malheur ») avant que les premières pages ne viennent confirmer la noirceur annoncée : depuis des limbes incertains, un « je » opaque, reclus dans une humidité oppressante, fait la promesse d’une chute mortelle.
Celle qui dit « je », sans nom, serait donc « quelque chose comme être-presque, pas tout à fait finie ou pas tout à fait commencée » ? C’est ce que démentent les pages suivantes de ce court récit, composé de micro-chapitres comme autant de lames acérées brillant dans la nuit, tenu jusqu’au bout par la morsure de l’acide (vivifiant) et de l’humour noir (jouissif). Un récit debout et résistant, comme l’est la narratrice, toujours à « l’extrême limite (…), plus verticale que jamais, tout près du néant ». Elle, une petite chose, vraiment ? Sur un fil tendu entre le feu – l’Éros – et la glace – Thanatos –, elle raconte : l’enfance aveugle et cloisonnée, la famille délétère, l’entrée maladroite dans l’âge adulte, le sexe compulsif, l’obsession suicidaire. De quoi pleurer ? On rit ! De la lucidité cruelle de l’introspection. De la capacité à tout dire et tout dévoiler. De la ténacité railleuse à conspuer un « bonheur » qu’on s’achète à coups d’anti-dépresseurs, les normalités soporifiques et le confort médiocre de vies qui le sont tout autant. Entre une mère « castratrice par nature », vouée à « emmailloter chaque nouveau-né, de la tête aux pieds, dans la soie de sa propre peur » et confondant l’enfant avec un bidon de lait à remplir, un père silencieux et bovin, une sœur digne d’« un organisme ectopararasite (qui) doit s’accoupler à un partenaire masculin pour préserver l’équilibre de son mensonge », il est clair que « la vie de famille, ça étiole »… Pour éviter la dissolution, ne reste qu’à se construire « un bon revêtement, étanche comme celui des coques de bateau » : le gel à la surface, pour préserver dedans « un monde habitable ». Libre, insolent. Intensément vivant.
Sans attaches ni travail vraiment défini, sans ambition sociale aucune, dédiant ses journées à la lecture dans les nids qu’elle peut un temps occuper, et ses nuits, explosives, à l’exploration du sexe de ses compagnes, elle dit de l’amour le point aveugle (« Il n’y a rien de pire que de se sentir l’exclusivité de l’autre, (…) réduite à une pièce de Lego »), les échappatoires, les désirs (« l’empire colossal de (s)on corps »), le refus de toute assignation. Crue et explicite, hantée par l’idée de la mort, elle joue et se joue d’elle-même : inlassablement annoncé, minutieusement mis en scène, toujours empêché, le suicide devient, au fil des tentatives et des projections, un gimmick drolatique (« Réussir son suicide tient aujourd’hui de la prouesse. Le monde est plein de malotrus diplômés en secourisme »). Pourtant, inattendues dans cet océan de cynisme, des images surnagent, telles les dents de Roxane, « belles, blanches et bien rangées comme des dos de novices ». Tel ce pépin de mandarine glissé avec la langue dans le sexe de l’amante, retrouvé le matin, « petite graine innocente au milieu de la tache de pipi sur le papier toilette. Pierre précieuse enfantine, inestimable ». C’est peu dire que sous la glace, tout palpite, sensible, prompt à capter du monde la beauté et la poésie. On abandonne le livre le souffle court, saisi par ses pulsations d’abord amples puis resserrées croissant jusqu’à leur brutale interruption. À suivre on l’espère très vite avec le deuxième volet du triptyque annoncé, déjà paru en Espagne.
Valérie Nigdélian
Permafrost
Eva Baltasar
Traduit du catalan par Annie Bats,
Verdier, 128 pages, 15,50 €
Domaine étranger Le feu sous la glace
octobre 2020 | Le Matricule des Anges n°217
| par
Valérie Nigdélian
Habiter les extrêmes, fuir la tiédeur : tout un programme pour l’indispensable premier roman de la poétesse catalane Eva Baltasar.
Un livre
Le feu sous la glace
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°217
, octobre 2020.