Dans le monde littéraire, quelle place occupe-t-il aujourd’hui ? On continue d’apercevoir ses gros sourcils, sur les présentoirs des libraires, au hasard d’une émission, ou ces jours-ci dans une exposition de la Bnf ; pour autant, il n’est pas certain qu’il fasse encore événement éditorial, surprise ou débat : comme si nous nous trouvions rassasiés de ce Dernier royaume et de sa régulière réémergence – voilà le onzième tome d’un cycle amorcé il y a vingt ans –, ou pire comme si son maître d’œuvre était désormais enclin à se redire complaisamment, au miroir d’un maniérisme que les critiques ont parfois fini par moquer. On pourrait donc se contenter des rétrospectives, s’épargner de lire L’Homme aux trois lettres, ou oublier qu’il parut avant l’été. Ce serait bien dommage : non seulement le livre sait encore surprendre, mais il est souvent d’une beauté estomaquante.
Bien sûr, les « grands thèmes » reviennent à la parade, comme autant d’obsessions sempiternellement malaxées – note en vue de l’index thématique des œuvres complètes : voyez ici la 2345e mention de la vie utérine et du jadis qui n’est certes pas autrefois. Et, les surplombant comme par eux surplombé, leur prêtant tout à la fois souffle et tombeau, fur, le « voleur » en trois lettres des Romains, autrement dit le lettré qui « a volé aux lettrés morts – à tous les morts qui font l’amont du monde – l’écriture où leur quête est ensevelie ». Ce qui nous ramène entre autres au titre du premier livre : Le Lecteur (1976), comme à la proposition nue sur quoi se refermait la petite scène de disparition et d’extase esquissée dans Une gêne technique à l’égard des fragments (1986) : « Je lis ». Quignard y revient, il ne fait qu’y revenir, et à l’instar de Chateaubriand qui écrivait n’être plus « que le temps », il dit n’être plus que la lecture – « A mes yeux, désormais tout ce qui meut l’émotion du monde arrive deux pages blanches par deux pages blanches ».
Ce qui mérite d’être souligné, c’est combien ces motifs sont ici tenus à distance idéale, car (hors peut-être dans l’emballement un peu forcé des tout derniers chapitres) L’Homme aux trois lettres ne cède jamais à l’obscurité ni au morcellement. « Je déteste les styles parfaits ou monotones ou puristes. » : alors l’écriture se trouve fragmentaire aussi bien que liée, irrégulière en même temps qu’harmonieuse, et la prose coule de source autant qu’elle donne le tournis. Simplicité apparente des phrases et des mots, coutures invisibles – on pourrait aussi bien ne pas remarquer la hardiesse de Quignard, sa capacité à opérer de soudaines embardées – « Voilà ce que je pense du monde : ça manque d’orages. » – comme à composer d’extraordinaires chapitres. Ainsi celui qui porte en titre « Sur le caractère garamond dans lequel est composé ce livre » : en deux pages, nous voilà comme par un charme transportés de novembre 1540 (la maison où demeurait le graveur Claude Garamond, la rivière qu’il longeait jusqu’à sa boutique, le fameux caractère romain qu’il créa) jusqu’en novembre 1971 (où, actionnant une machine d’imprimerie, Emmanuel Hocquard assemble patiemment les pages en caractères romains de Pascal Quignard), et puis au matin du dimanche 27 janvier 2019, où ce même Emmanuel Hocquard meurt, « au-dessus de Tarbes (…), dans la montagne entièrement prise de glace ». Si Dernier Royaume nous mène ainsi d’un point à l’autre, c’est, au rebours d’un exercice de style, pour suivre le mouvement d’une palpitation.
Gilles Magniont
L’Homme aux trois lettres
Pascal Quignard
Grasset, 192 pages, 18 €
Domaine français Play it again, Pascal
novembre 2020 | Le Matricule des Anges n°218
| par
Gilles Magniont
Le Dernier royaume de Quignard s’agrandit d’une pièce, un peu pareille aux autres, mais très belle.
Un livre
Play it again, Pascal
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°218
, novembre 2020.