Sur la couverture, notre regard suit les marches d’un escalier entouré de murs de béton (blockhaus, prison ?) jusqu’à l’ouverture sur un horizon indéterminé, mêlant une mer d’un vert pâle à un ciel d’un bleu tout aussi pâle : rêve de libération d’un prisonnier, aspiration à l’au-delà pour celui que la mort cerne ? Sous le titre et le sous-titre figure l’indication Récit : cette mention passe-partout est loin de rendre compte de l’entreprise complexe – et réussie – que tente Justine Augier dans ce fort volume. C’est à l’occasion de l’écriture de son précédent livre (De l’ardeur, prix Renaudot essai en 2017) consacré à Razan Zaitouneh, avocate syrienne disparue en 2011, qu’elle a croisé naguère le chemin de Yassin al-Haj Saleh. Ces pages se présentent dans un premier temps comme une sorte de journal d’enquête : pendant un an, Justine Augier effectue des allers-retours entre Paris et Berlin, où il vit, afin de l’interroger sur son passé de dissident et son présent d’exilé. Mais au récit de ces entretiens, à leurs dialogues rapportés viennent se mêler les sentiments et jugements de la narratrice, son empathie pleine de pudeur mais aussi ses doutes sur la légitimité de son entreprise. S’ajoute à tout cela, enfin, une méditation sans cesse interrompue puis reprise sur la banalité ou la radicalité du mal politique, les entreprises génocidaires, le totalitarisme – et la capacité des hommes à résister aux souffrances que ces formes perverses du pouvoir leur infligent.
Yassin al-Haj Saleh est emprisonné de 1980 à 1996 dans les geôles d’Hafez el-Assad, à cause de sa proximité avec des groupes de communistes syriens. Il y entre à 20 ans et en sort à 36. Il doit bien sûr subir les coups et les humiliations, la peur, l’impossibilité de savoir exactement quand tout cela finira – mais, comme l’a dit Primo Levi d’Auschwitz, la prison fut pour lui, également, son « université ». Il ne cesse d’y lire et d’y réfléchir, s’y forme intellectuellement et politiquement – et depuis « chaque jour il passe huit heures à lire et six heures à écrire ». Une fois libre, il va peu à peu devenir une voix écoutée, un analyse lucide et critique du régime. Quand la révolution éclate, il y prend part, tente, par ses écrits, d’imaginer un futur possible pour son pays, mais doit échapper, comme ses compatriotes, à la double menace, à la double terreur : celle de Bachar el-Assad et celle des islamistes, d’al-Nosra à Daesh. La femme qu’il aime, Samira, a été enlevée par un de ces groupes : il ne sait toujours pas, aujourd’hui, si elle est morte ou vivante…
L’exil est pour lui une nouvelle épreuve, quotidienne. Il craint, écrit-il, de s’y retrouver « idiot devant les choses », il s’acclimate cependant peu à peu à la ville. Bien sûr le passé de Berlin pèse, et les ressemblances entre les meurtres de masse commis par les nazis et ceux qui ont lieu depuis dix ans en Syrie ne cessent de s’imposer à lui : « c’est une chose qu’on doit apprendre à faire ici, à circuler et habiter parmi les noms aux terribles échos ». Il oscille constamment entre la culpabilité du survivant, puisque lui a réussi à fuir, et l’amertume violente contre les puissances occidentales qui ont failli et n’ont pas même réagi lorsque la ligne rouge des armes chimiques fut franchie. Pourtant « c’était devenu notre affaire à tous parce que le monde était présent en Syrie et que la Syrie était présente dans le monde, que l’histoire de ce pays en avait clairement débordé les frontières ». Bien entendu les réfugiés – refusons de parler de migrants – sont au cœur de leurs réflexions partagées : à l’aide d’Hannah Arendt et de Giorgio Agamben, ils tentent de penser ce que sont ces « vies superflues » et comment il serait possible de sauvegarder leur dignité.
Même si Justine Augier s’agace parfois de certains travers de Yassin ou, plus grave, a l’impression que le dialogue se crispe, elle ne cesse d’éprouver envers lui une admiration émue, elle voit en lui un être « irrésigné ». Elle-même bataillant dans une existence bousculée (elle se sent à Paris comme de passage, elle se sépare du père de ses enfants…), elle ne cesse de revenir vers lui, peut-être davantage en quête de questions que de réponses. Elle doit sans cesse reprendre courage pour « regarder bien en face ce vertige ouvert par le fait de se trouver face à l’histoire d’un autre », il faut, elle le sait, « laisser le temps aux détails de surgir, lui laisser le temps d’être gagné à nouveau par une émotion ancienne ». Le lecteur est alors à leurs côtés, happé : « C’est une enquête qui se fait et s’écrit depuis le vivant ».
Thierry Cecille
Par une espèce de miracle
Justine Augier
Actes Sud, 336 pages, 21,80 €
Essais L’exil et la mémoire
février 2021 | Le Matricule des Anges n°220
| par
Thierry Cecille
Au carrefour de l’Histoire et de l’intime, Justine Augier retrace l’itinéraire et tente le portrait de Yassin al-Haj Saleh, intellectuel syrien réfugié à Berlin, résistant douloureux.
Un livre
L’exil et la mémoire
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°220
, février 2021.