Relier les êtres, l’objectif des religions ! La question est de savoir si elles relient ou si elles lient ? La nuance est ténue mais importante. Le terme religion vient du latin ligare, attacher. Religare signifie lier encore plus fortement. Les religions, au lieu d’unir, entraveraient-elles leurs fidèles à des dogmes, des rites, des pratiques et les différencieraient-elles ainsi de ceux qui ne les reconnaissent pas et en épousent d’autres ou pratiquent une pensée libre ? Se lier donc pour mieux se démarquer ! Pour différer, il suffit d’inventer des signes de reconnaissance et de rejet. Pour différer, la pensée, le corps et la bouche, voire le territoire, sont primordiaux. Que se passe-t-il lorsqu’un membre d’une communauté religieuse n’obéit plus aux règles ? Division Avenue (sic) est une artère de Brooklyn qui délimite le quartier juif hassidique. « Ils s’habillaient comme dans les années 1940 et 1950 et révéraient les anciens qui n’avaient jamais lu un mot d’anglais. Les hommes passaient toute leur existence à étudier la parole de Dieu et, au lieu de devenir épais et balourds, ils finissaient émaciés et alertes, et dans leurs yeux brûlait l’éclat intense d’une vive intelligence. Les femmes élevaient des familles splendides, de magnifiques familles aux centaines de petits-enfants, aux milliers d’arrière-petits-enfants. »
À 57 ans, Surie a déjà dix enfants. Certains, mariés, élèvent leur progéniture. D’autres, pas encore pubères. La sage-femme vient de lui apprendre qu’elle attend des jumeaux. Si tout est parfaitement organisé, codifié, ritualisé chez les Loubavitch, les fêtes très nombreuses rythment la vie, des services de police, de justice, de soins, de fossoyeurs assistent, protègent ses membres, c’est maintenant le chaos dans la tête de Surie. Cette grand-mère à forte corpulence ne peut se résoudre à annoncer sa grossesse. À la maternité de l’hôpital public, où elle se rend en cachette pour des examens, elle rencontre une petite fille de 12 ans engrossée par un psychologue hassidique. Le même thérapeute que consultait son fils Lipa dont tout le monde aujourd’hui tait le nom… On apprendra par bribes, qu’il portait des lunettes vertes, aimait les garçons, fut banni après son étrange maladie et retrouvé en Californie pendu à un arbre…
Comment une société si aimante, si pieuse, si soudée peut-elle abandonner ses brebis égarées ou aux choix divergents ? Goldie Goldbloom en fait son cheval de bataille. Née en Australie en 1964, vivant à Chicago, mère de huit enfants, elle est à la fois juive hassidique et militante des droits LGBTQ+… En dehors de l’écriture (elle est l’autrice de quatre romans et recueils de nouvelles, dont Gin et les Italiens paru chez Christian Bourgois en 2011), elle aide les ultra- orthodoxes queer à vivre leurs différences. Le portrait qu’elle trace de Surie étonne par sa pudeur, sa vivacité, sa puissance. Elle magnifie son corps obèse, tout en révélant crûment ses transformations du fait de la grossesse et des naissances. Fait de cette femme pieuse une forteresse introspective. Elle dit son angoisse, ses craintes, la peur d’être jugée, mise au ban, mais en fait aussi un être ouvert qui relie les différentes communautés et remet en cause le patriarcat. Tous ces hommes aveugles (pléonasme) qui édictent des lois, elle les décrit si enfantins. Il n’y a ici pas d’attaques frontales contre les hassidiques que l’on peut trouver à bien des égards sympathiques. Cette joie, ces danses, ces transes ! Tout cela apparaît très vivant, le glossaire final éclaire sur les termes yiddish, les rites « si curieux ». Les choses qui dérangent, les dénonciations sont amenées avec tact et rendues plus limpides grâce à l’humour, au burlesque.
La question qui nous hante est la même que celle que peut générer l’Oulipo : comment être libre dans sa tête et son corps en se minant la vie avec autant de contraintes, d’interdits ?
Dominique Aussenac
Division Avenue
Goldie Goldbloom
Traduit de l’anglais (Australie) par Éric Chédaille
Christian Bourgois, 360 pages, 22 €
Domaine étranger Femme imposante
février 2021 | Le Matricule des Anges n°220
| par
Dominique Aussenac
Goldie Goldbloom nous offre un superbe portrait féminin au sein d’une communauté religieuse et masculine « rétrograde ».
Un livre
Femme imposante
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°220
, février 2021.