Ce qui dit peut-être le mieux Aimee Bender, l’auteure du mélancolique Singulière tristesse du gâteau au citron (L’Olivier, 2013), c’est une certaine idée de la douceur. Et de la douceur, dans ce roman qui dit la folie maternelle, l’abandon, la peur de l’autre, de l’autre en soi, la difficulté à grandir et partir, la nécessité à vivre ailleurs et loin, il en fallait. Il en fallait, au point de passer par le papillon, le scarabée, la rose, curieux monde insectoïdovégétal, pour apprivoiser l’enfance qui s’enfuit, la solitude, le monde tout autour.
Construite comme un triptyque, et tout en va-et-vient entre présent, passé et avenir incertains, l’histoire de Francie est d’abord le drame intime d’une fillette qui sait bien que sa mère, avec ses magnétophones dissimulés un peu partout dans la maison, ses étranges tenues, ses enthousiasmes, ses obsessions, n’est pas vraiment comme les autres. Le roman s’ouvre sur une conversation téléphonique à trois, Francie, Elaine, tante Minn, autour de la supposée bizarrerie d’une fillette aux grands yeux : « Elle est habitée par une bestiole. Une bestiole. Quelque chose qui rampe à l’intérieur d’elle. » Folie dépressive d’une mère que les traitements ne parviennent plus à canaliser, calme apparent d’une grande sœur qui à l’autre bout du pays s’apprête à accoucher, silence de Francie, qui pour ses 8 ans a réclamé un verrou à poser à l’intérieur de sa chambre.
Ce verrou, Francie grandit avec, se construit autour. Quand on la retrouve à 28 ans, elle est réveillée tous les matins par son voisin qui la délivre de la nuit, en déverrouillant sa porte de l’extérieur. Avant, c’est sa cousine Vicky, comme une petite sœur, attentive, attentionnée, admirative, qui pendant des années à la maison de tante Minn a assumé cette responsabilité. Cachée derrière le verrou : l’ombre de la folie possible. À venir. Peut-être ? Déjà là. Car sinon, comment expliquer ce papillon tombé d’un abat-jour, avalé dans un grand verre d’eau. Ce scarabée sur un dessin de classe, retrouvé recroquevillé au fond d’un sac. Et cette rose fanée dans les replis du rideau d’une maison sans fleurs. L’univers de Francie est à la fois calme, lumineux, et empli de craintes sourdes. Et sans doute arrive-t-elle à un âge charnière. Alors, elle s’isole, pour mieux se relire. Son passe-temps, la revente d’objets chinés transformés, lui permet de quitter un travail qui l’étouffe, dans un magasin d’encadrement. Elle s’installe chez elle, organise ses journées, minutieusement, se glisse à heures fixes sur son balcon à l’intérieur de la tente orangée bancale qu’elle s’est construite. Pour réactiver ses souvenirs.
Chez l’écrivaine américaine, et dans l’univers de Francie, rien n’est exactement comme il y paraît. Les objets prennent vie ; des fantômes, des ombres passent. Le quotidien se tisse de réel merveilleux. Le temps s’allonge, les heures, les jours, les semaines s’étirent, et avec, le cheminement de Francie qui se redécouvre, redécouvre sa mère, apprivoise leur histoire, accepte d’être différente. S’autorise, parce que le moment est venu, à revenir à sa vie. Aimee Bender enveloppe ainsi le lecteur dans un monde flou à l’étonnante sérénité. Il y a chez Francie un sens de la fatalité, du destin. Et puis cette épée de Damoclès, la maladie mentale, dont toutes les femmes de la famille guettent les signes. Cette mère fantasque qui revient doucement à l’acceptable. Cette famille bis qui agit comme un cocon. Et finalement, une libération. Aimee Bender propose un voyage intimiste, un cheminement à travers l’appréhension de soi, et c’est incroyablement : doux.
Julie Coutu
Un papillon, un scarabée, une rose,
Aimee Bender
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy
L’Olivier, 352 pages, 22,50 €
Domaine étranger Émotions singulières
février 2021 | Le Matricule des Anges n°220
| par
Julie Coutu
Fantaisiste et délicat, Un papillon, un scarabée, une rose d’Aimee Bender dit la difficulté à composer avec ce qui nous entoure, sans crainte.
Un livre
Émotions singulières
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°220
, février 2021.