Il a vécu quasi centenaire : né en 1868, il a disparu en 1966, le temps de traverser deux siècles. Soit trois civilisations ou presque. Autant de guerres – si l’on oublie les guerres « à bas bruit » pré-libératoires dans les colonies, et il aurait connu une paire de révolutions s’il avait pu attendre Mai et le centenaire de sa naissance… Ce personnage, c’est André Spire, poète, essayiste et militant trop peu lu dans ses œuvres. La seule évocation de son essai Plaisir poétique et plaisir musculaire (José Corti, 1949 ; 1966) devrait lui valoir quelque curiosité, comme le fait de savoir qu’il fut l’ami de Charles Vildrac, de Charles Péguy, d’Henri Hertz, de Romain Rolland et Jean-Richard Bloch, et que, à ce titre, il apparaît en très belle place dans la somme de Michel Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes (Privat, 1960 ; Honoré Champion, 2013). Voilà un authentique pilier de la modernité en toutes choses et particulièrement grâce à sa poésie qu’on se plaît à parcourir sans réserve, de La Cité présente (Ollendorff, 1903) aux Poèmes d’hier et d’aujourd’hui (J. Corti, 1953) en passant par ses fameux Poèmes juifs (Kundig, 1919).
On doit signaler toutefois que de temps à autre paraît un volume de correspondance, comme celle qu’il entretint avec Jean-Richard Bloch (Correspondance, Claire Paulhan, 2013) et, tout dernièrement, avec Daniel Halévy. Ces deux dreyfusards de la toute première heure avaient tissé une amitié forte de 1899 à 1961, compliquée dès lors que les ligues emportèrent Halévy du côté obscur des années 1930-1940 tandis que Spire devait s’échapper des griffes qu’on sait. Pas facile de renouer après ça. Pour ces deux hommes, il y avait eu auparavant le militantisme profond, l’engagement essentiel des universités populaires à partir de décembre 1899, des créations communes et puis des désillusions face à l’effort militant qui use dont parlent les poèmes de 1905.
Quant au poète, Henri Poulaille lui consacre un très long article dans la Revue anarchiste en janvier 1924. On y lit des compliments, aussi que Henri Barbusse a noté l’esprit raffiné et le cœur « violemment tendre » de ses vers, et que Henri Hertz a reconnu que Spire était un poète du présent, attaché à regarder là où ses collègues ne jetaient pas l’œil. C’est peut-être le revers positif d’un défaut professionnel : Spire est haut-fonctionnaire (Conseil d’État, 1893). Né à Nancy dans un milieu bourgeois, il était monté à Paris en 1891 pour suivre les cours de l’École des sciences politiques où il rencontra René Bazin. Nourri « de Nietz(s)che et de Tolstoï », nous dit la Revue anarchiste, il milita pour la question sociale et l’éducation populaire, se rangea avec Charles Guyesse aux sommaires des Pages libres, fut l’un des tout premiers dreyfusards, se battit en duel contre un antisémite de la Libre parole… La question sociale imprégnait les vers de Et vous riez… que publia Péguy dans les « Cahiers de la quinzaine » Par ailleurs, la question sioniste l’occupa beaucoup. Son ami Halévy donna dans les Pages libres du 7 novembre 1908 cette explication : « Il pourrait jouir avec nous de la vie française la plus douce, il ne le peut pas. Quelque instinct différent l’écarte, l’isole, chaque année davantage – parmi ses amis même – et le retire vers un peuple disséminé, qui n’a plus de langage mais une langue commune. » On voit que la rupture avec Halévy était la conséquence d’une divergence lointaine. Inspiré par Israel Zangwill et Max Nordau, Spire fonda en 1918 La Nouvelle Palestine, la Ligue des amis du Sionisme et le Journal de la Palestine (1918-1919), après avoir créé l’Association des Jeunes Juifs, dont les membres s’engagèrent massivement en 1914. Voilà pour le personnage.
Sa poésie, énergique et parfois amusante, même satirique (Le Secret, Nouvelle Revue française, 1919) ne doit pas rester de côté : « La Danse macabre des hommes et des femmes », « L’humilité des rousses », « Nuages » pris au hasard des recueils démontrent qu’on doit rattacher André Spire à la farandole des poètes importants du siècle dernier. « Tout m’appelle/ Tout m’attire, m’entraîne,/ Les femmes, les larmes, les livres,/ Les villes, les fleuves, le ciel. »
Sous l’influence de son poste au ministère de l’Agriculture (1902), il écrit un volume singulier en 1910, J’ai trois robes distinguées, où s’exprime une servante de ferme familière et philosophe, un livre qui mériterait d’être réédité aux côtés des livres de Marguerite Audoux et de Charles-Louis Philippe. Et puis il y a encore Tentations (Camille Bloch, 1920) et son dualisme éprouvé… « Lorsque le printemps te chassait par les rues,/ Et te faisait galoper vers l’amour,/Comme une bête en rut/ (…)/ Maintenant que je vieillis,/ Que mon sang se glace,/ Je me surprends, parfois, à parler de vertu,/ A médire des jeunes gens sensuels. » Un recueil où se lit encore « Midi » : « Et quand midi t’allonge à terre,/ Suant/ Les oreilles bruissantes,/ Au milieu des abeilles trépignant les lavandes/ (…) Au milieu des fourmis, des aiguilles de pins,/ Des résines, des gommes, des sèves condensées, des fleurs écarquillées,/ Et, (…) à tes pieds, la mer/ Dort abrutie entre les rochers rouges. (…) Ton linge brûlant ta peau comme le foyer d’une lentille,/ Connais, connais ton Dieu ! »
Adoubé par les jeunes surréalistes qui l’accueillent aux sommaires de Littérature avec Michel Yell, Ramuz ou Luc Durtain, il reçoit ce compliment de Francis de Miomandre : « il a désappris toute littérature. Ses images sont sèches et fortes, dessinées en très grandes lignes. (S)a musique est particulière et n’a rien de cet art odieux appelé versification. »
Éric Dussert
Correspondance, 1899-1961
André Spire et Daniel Halévy
Édition de M.-B. Spire-Uran, Honoré Champion, 1154 p., 45 €
Égarés, oubliés La couleur moderne de la poésie
février 2021 | Le Matricule des Anges n°220
| par
Éric Dussert
Haut-fonctionnaire, poète et militant, André Spire fut à la fois de la Poésie, du Sionisme et de la Sociale.
Un livre
La couleur moderne de la poésie
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°220
, février 2021.