Nicoleta Esinencu est une écrivaine moldave dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne manque pas de souffle. Sa trilogie commence par L’Évangile selon Marie, se poursuit avec L’Apocalypse selon Lilith et se termine par une petite pièce beaucoup plus courte, L’Arche de Noréa. Cet ensemble réécrit tout simplement la Bible, « le livre que l’homme a écrit pour lui-même / (…) / un livre dans lequel la femme était son esclave / (…) un livre dans lequel la femme n’avait même pas de mots ». Elle le réécrit au féminin et en fait un violent réquisitoire contre le patriarcat et la prédominance masculine dans toute l’histoire de l’humanité. Le texte annonce toujours l’arrivée d’un sauveur, mais cette fois c’est une femme. Il imagine la disparition de l’homme, source de tous les maux, de toutes les destructions et de la création du capitalisme.
À travers le parcours singulier de trois femmes rebelles, le texte traverse l’histoire de l’humanité pour montrer, preuves à l’appui, la prise du pouvoir, l’accaparement des richesses et la mise en servitude des femmes comme une trajectoire volontaire, rectiligne et sans défaillances. Une nouvelle Bible donc, ponctuée de paraboles qui sont autant d’exemples pris dans la vie courante contemporaine, des comptes-rendus d’un quotidien de soumission : souvenirs d’enfance, réminiscences souvent douloureuses d’un passé qui ne passe pas et qui consacre la mainmise, au propre et au figuré, de l’homme sur la femme, récits, anecdotes et faits divers. Comme celle de cette grand-mère qui, ayant fait des études de médecine, se déplaçait en secret pour réaliser des avortements et ne manquait jamais en partant « de simuler un degré moyen d’ébriété » pour se protéger et protéger les femmes concernées. Il est question dans ces paraboles aussi bien du statut des femmes à la maison, que de la prostitution, des mariages précoces, du viol ou du harcèlement. Mais aussi de leur rapport au corps, à l’espace public ou au sentiment diffus d’une peur permanente.
Dans L’Apocalypse selon Lilith, deuxième pièce de la trilogie, Nicoleta Esinencu nous rappelle que Lilith, première femme d’Adam avant Ève, fut chassée et remplacée parce qu’elle refusait de se soumettre à l’homme. Elle est aujourd’hui une figure reprise par certains mouvements féministes parce que, créée comme Adam à partir d’argile, elle est de fait son égale. Le texte est une sorte de prédiction annonçant l’arrivée de Elle, entrecoupé là aussi de paraboles dont un extrait d’une interview donnée par l’écrivaine Angela Davis en 1972 alors qu’elle était en prison et une partie d’un discours du président égyptien Nasser à propos du port du voile. Enfin, L’Arche de Noréa reprend l’histoire de l’arche de Noé, mais suggère que Noé a volé l’arche à Noréa, fille d’Ève dans la tradition gnostique et surnommée « petite Lilith ». Il l’a ensuite jetée par-dessus bord. Pour se venger, Noréa fera disparaître tous les hommes pour qu’enfin « à partir de maintenant nous ne maudirons plus les méfaits de l’homme / parce qu’il n’y aura plus d’hommes sur la terre / à partir de maintenant aucune femme ne périra plus de la main de l’homme / parce qu’il n’y aura plus d’hommes sur la terre. »
Cette trilogie, qui prend parfois des allures de collage, met aussi en œuvre différents types d’écriture. Simple et presque journalistique dans le compte-rendu des faits quotidiens, rapportés sans colère, comme des évidences, des preuves apportées au dossier, elle devient beaucoup plus lyrique, poétique et violente dans tous les passages reprenant et transformant le texte de la Bible. S’appuyant sur des listes, des figures répétitives, des phrases courtes transformées en slogans, le texte se fait discours, proclamation, appel à la révolte. Et se termine par ce que l’auteure présente comme une utopie : la femme libérée de l’homme disparu habitera enfin le jardin d’Éden, « jardin de la femme ». Et le poing levé rageur qui figure sur la couverture du livre nous convainc qu’il s’agit bien là d’un combat. Le propos peut paraître extrémiste, mais le texte a une très grande force et se lit comme un formidable et tonique plaidoyer en faveur d’un nouveau monde au féminin.
Patrick Gay-Bellile
L’Évangile selon Marie (trilogie)
Nicoleta Esinencu
Traduit du roumain (Moldavie) par
Nicolas Cavaillès, L’Arche, 176 p., 16 €
Théâtre Liturgie libératrice
mai 2021 | Le Matricule des Anges n°223
| par
Patrick Gay Bellile
Une nouvelle Bible, écrite au féminin, appelle à la disparition des mâles. Un plaidoyer percutant signé Nicoleta Esinencu.
Un livre
Liturgie libératrice
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°223
, mai 2021.