On pourrait aborder Marche-frontière par la grammaire. On distinguerait les groupes nominaux, de « fouillis de tickets de caisse » en « meubles gonflés par les vapeurs de graillons » et « cortège de gens affairés », somme des possessions dérisoires, kaléidoscope de décors déprimants, figures de la mobilité contrainte. Et puis les infinitifs, du dehors – « Privilégier les chemins faciles (…). S’arrêter, éprouver le frôlement des ronces » – et du dedans – « Fureter, un temps, dans l’espace sécurisé ? S’y promener, s’en imprégner. Finir prostré sur le canapé » –, qui semblent avoir valeur de description comme de nécessité, ces pages pouvant se lire comme un manuel de survie, où il s’agit par exemple de se confondre avec les habitués d’un parc : « Se détendre, du moins tenter, ménager le flou artistique de l’assoupissement, ne pas donner l’impression d’être venu spécialement pour dormir ».
Autant de propositions sans véritable sujet, qui sont peut-être un trait de pudeur, et très certainement la forme essentielle du récit d’Ahmed Slama, « mémoire à trous » avec ses flottements de l’identité, son oubli même de la naissance et du nom. Ce monde de sensations infinies et d’infra-pensées pourrait être ramené à certaines généalogies (comme celle du Nouveau Roman), sauf que ce qui s’exprime ici rompt avec nos traditions livresques : la hantise du centre de rétention, la nécessité du récépissé de carte de séjour, l’obsession des échéances administratives tisse au fil des journées, de villes provençales en capitale, des souvenirs algériens aux rencontres de circonstance, une représentation inédite de l’espace et du temps. Si l’expérience se trouve reconstruite dans une prose que menace parfois la sociologie (quand l’auteur prend trop de distance avec les sensations), cet écueil se trouve à la fin dépassé par une magnifique échappée : quand le dernier mot revient à la littérature, qu’il devient possible de nommer et de dire je « parce que c’est écrit ».
G. M.
Marche-frontière
Ahmed Slama
Publie.net, 122 pages, 13 €
Domaine français Marche-frontière, d’Ahmed Slama
mai 2021 | Le Matricule des Anges n°223
| par
Gilles Magniont
Un livre
Marche-frontière, d’Ahmed Slama
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°223
, mai 2021.